Partir d’eux ? Mais de qui ? Pour faire quoi ?

Mes recherches sur la construction des difficultés scolaires à l’école élémentaire et au collège[1]Stéphane BONNERY, Comprendre l’échec scolaire, La Dispute, 2007 ; « Scénarisation des dispositifs pédagogiques et inégalités », Revue française de pédagogie nº 167, 2009, « La … Continue reading conduisent à être prudent vis-à-vis des encouragements à « partir des élèves ». Comme c’est le cas pour beaucoup de prescriptions qui pèsent sur les enseignants, derrière la formule, des dispositifs pédagogiques différents, voire opposés, peuvent être entendus.

Dans nos observations récurrentes en CM2 et 6e année[2]Correspondant à la dernière année primaire et de la première secondaire en Belgique., par exemple, nous avons identifié des dispositifs pédagogiques[3]Par dispositif pédagogique, on entend des formes d’enseignement récurrentes de classe en classe, indépendantes de la façon de faire propre à chaque professeur. dont les formes de structuration agrègent des logiques différentes.

Ainsi, la logique principale du dispositif pédagogique est-elle « indifférente aux différences », comme le disaient déjà BOURDIEU et PASSERON[4]Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, Les héritiers, Éd. de Minuit, 1964., c’est-à-dire que ce dispositif est implicitement structuré sur le modèle social de l’élève dont la socialisation familiale lui a fait acquérir une connivence avec les attendus scolaires : le dispositif repose sur des prérequis, des acquisitions dont l’école n’a pas pris en charge la transmission.

Par exemple[5]De nombreux exemples sont détaillés dans les publications signalées en note 1., les fiches distribuées désignent le plus souvent des activités prescrites en termes d’activités manuelles (« découper » des triangles, les « plier » selon les axes de symétrie, les « coller » dans un tableau, « remplir » les phrases de conclusion), sans être explicitement connectées aux activités intellectuelles auxquelles celles-ci sont censées conduire : le collage dans le tableau doit être spontanément l’occasion d’entendre ce qui n’est pas demandé, à savoir de discriminer quels types de triangles déjà connus (selon la longueur des côtés : isocèles, équilatéraux, quelconques) ont un, trois ou aucun axes de symétrie ; il faut passer à cette formulation généralisée sous forme de propriété à l’occasion du « remplissage » des phrases de conclusions ne comprenant que des pointillés pour supporter l’écriture ; et dès la phase de découpage, pour ne pas s’épuiser dans des manipulations successives, il faut étudier chaque triangle découpé en fonction des caractéristiques qui vont être à identifier dans les étapes suivantes des consignes.

Qu’on signe et qu’on prend ?

Des « élèves faibles » (en fait, ceux de milieux populaires, qui sont majoritaires) comme Hawa ou Sandy n’imaginent pas que ces tâches « matérielles » supposent des activités intellectuelles spécifiques. Le dispositif comporte trop de prérequis pour pouvoir les cadrer sur la bonne activité intellectuelle. Aussi se contentent-elles de manipuler comme le suggèrent ces verbes d’action, étape par étape. De son côté, une « bonne élève » (en fait, dont les parents ont fait des études longues) comme Charlotte embrasse l’ensemble de la fiche d’emblée, visualise le fait qu’il faut en tirer des conclusions sous forme de propriété (ce qui n’a jamais été dit ni enseigné), et à partir de là réalise chacune des étapes en la connectant intellectuellement à la finalité d’identification d’un savoir.

Hawa ou Sandy morcèlent chacune des phases de ce dispositif. Ainsi, elles découpent tous les triangles. Puis repèrent les axes de symétrie de chacun des triangles sans les coller, car ce n’est que la consigne suivante. Devant cette perte d’énergie, tantôt Charlotte, tantôt la maitresse leur souffle la correspondance entre les types de triangles, les propriétés symétriques et les colonnes du tableau, les dispensant de comprendre pour parvenir à réaliser la tâche.
Elles sont ainsi confortées dans leur posture face au travail : il ne s’agit que de consignes auxquelles il faut obéir sagement, sans s’interroger, pour être récompensé par une note correcte.

Participer ou apprendre ?

Cette seconde intervention de l’enseignante (parfois sous-traitée par les « bons élèves ») qui dit à la masse de la classe (à haute voix ou en aparté) comment « faire » pour parvenir à résoudre la tâche en contournant l’enjeu de savoir, relève d’une seconde logique portée par le dispositif, une logique par défaut qui « part de ce que sont les élèves » (ce que l’on croit qu’ils sont) en s’adaptant à leurs particularismes supposés, qui s’adresse à un second modèle social d’élève, celui à qui « il faut tout dire », qui est « manuel », « concret », « lent », etc.

Les premières phases du dispositif vont alors particulièrement s’adresser aux « élèves faibles », en les sollicitant sur de l’enrôlement dans une tâche de bas niveau : bien s’appliquer pour découper, sans que la connexion entre ces tâches-là et les activités cognitives soit soulignée. C’est une activité qui vise davantage à faire participer quand on voit les élèves comme incapables d’apprendre réellement dans la première logique du dispositif. Ce sont encore les aides ponctuelles pour résoudre des étapes d’une fiche prescrite sans les relier à la finalité de celle-ci, sans les relier à l’objectif de savoir.

Ce second modèle d’élève, qui pilote simultanément le dispositif pédagogique par défaut, c’est celui dont tout le système scolaire conduit à penser qu’il n’est pas « l’élève normal » (le premier modèle social d’élève).

Or, en France, durant la scolarité unique (chiffres du collège), 55 % des élèves ont leur parent référent qui est agriculteur, ouvrier, employé ou sans activité[6]DEPP, Repères et références statistiques 2009, Ministère de l’Éducation nationale, 2010, p. 9., ce qui veut dire qu’ils n’ont probablement pas plus qu’un BEP. Ces familles, les plus nombreuses, socialisent leurs enfants de façon populaire. On ne peut pas leur reprocher de n’avoir pas préparé leurs enfants à entendre, par exemple derrière la consigne « plier selon les axes de symétrie », l’attente explicite de discrimination de différents cas, selon les propriétés symétriques. Ces prérequis sont injustifiés.

Pourtant, dans les dispositifs pédagogiques, « partir des élèves » se traduit souvent par le fait de rajouter des tâches matérielles qui ne sont pas connectées clairement à l’enjeu de savoir pour « s’adapter » aux supposés besoins particuliers du second modèle social d’élève : on enferme alors ces enfants dans les postures intellectuelles qui empêchent d’apprendre à l’école.

Quand on n’a que l’école

Au contraire, il nous semblerait plus opportun de « partir d’eux » pour repenser non pas ce que l’on fait juste pour eux, mais ce que l’on fait pour tous, pour repenser le modèle d’élève qui structure les dispositifs pédagogiques. On pourrait alors penser la structuration avec le moins de prérequis possibles, ou avec seulement les prérequis dont on s’est assuré que les élèves les maitrisaient (parce qu’ils ont été enseignés plus tôt, par exemple). Autrement dit, il s’agirait d’être indifférent aux différences à la condition que le dispositif prenne pour référence explicite et officielle ceux qui n’ont que l’école pour s’approprier la culture scolaire.

Ces choix engagent bien sûr une réflexion pédagogique, mais aussi politique sur les priorités. Avoir le souci des élèves qui ne naissent pas dans des familles complices des délits d’initiés de la culture scolaire, qu’est-ce à dire ? La réponse particulariste ne nous semble conduire qu’à la différenciation inégalitaire des objectifs, à la compassion inefficace. Faire le choix de l’intérêt du plus grand nombre, les familles populaires, c’est aussi faire le choix de l’intérêt des familles qui ont une plus grande connivence avec la culture scolaire : ensemble, on apprend mieux et si la transmission/appropriation des savoirs scolaires était entièrement prise en charge par l’école, cela conduirait probablement les familles de cadres à ne plus se transformer en annexe de la salle de classe, à ne plus faire de l’école un lieu de compétition.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Stéphane BONNERY, Comprendre l’échec scolaire, La Dispute, 2007 ; « Scénarisation des dispositifs pédagogiques et inégalités », Revue française de pédagogie nº 167, 2009, « La difficulté scolaire : fatalité ou défi pour une politique de démocratisation ? », in Benayed CHOUKRI (dir.), L’école démocratique : vers un renoncement politique ?, Armand Colin, 2010.
2 Correspondant à la dernière année primaire et de la première secondaire en Belgique.
3 Par dispositif pédagogique, on entend des formes d’enseignement récurrentes de classe en classe, indépendantes de la façon de faire propre à chaque professeur.
4 Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, Les héritiers, Éd. de Minuit, 1964.
5 De nombreux exemples sont détaillés dans les publications signalées en note 1.
6 DEPP, Repères et références statistiques 2009, Ministère de l’Éducation nationale, 2010, p. 9.