Dans la lettre du GEM au GFEN[1]Il évoquait l’enseignement des mathématiques., Nicolas ROUCHE écrivait que « L’enseignement[2]Dans Dialogue n° 54 bis, Lettre du Groupe d’enseignement mathématique de Louvain-la-Neuve au Groupe français d’éducation nouvelle. doit partir (mais pas camper) sur le terrain familier de l’élève et dans sa langue. » Il s’agit de faire chercher les élèves sur des chantiers de problèmes dans des contextes significatifs et développer des concepts qui œuvrent comme outils dans la résolution des problèmes.
Fameux programme ! Mais qu’est-ce que le terrain familier de l’élève ? Pour certains, enseignants et pédagogues, il se confine aux espaces de vie et de jeu de l’apprenant. Les problèmes sont alors souvent tirés de la vie concrète. Suivant l’époque, cela évolue : aux questions de robinets des années 60, a succédé l’analyse des tickets de caisse en 2000.
Le terrain familier est ce qui parle aux élèves. C’est pour cela qu’il faut s’exprimer aux élèves dans leur langue !? Mais qu’est-ce qui parle aux élèves ? Regardez (et résolvez) un premier problème : « À 10h30, un jus de fruits et une gaufre sont offerts aux 72 élèves présents. Prix d’un paquet de 5 gaufres : 3 €. Prix d’un paquet de 8 jus : 4 €. Combien de paquets de jus a-t-on achetés ? Combien de paquets de gaufres a-t-on achetés ? Combien a-t-on payé au total pour cette collation ? »[3]Question 6 du Livret 4 (Traitement de données et situations problèmes) de l’épreuve externe commune du 18 juin 2010 liée à l’octroi du CEB (certificat d’études de base en fin de 6e année … Continue reading S’agit-il d’un problème qui parle aux élèves ? Est-il issu de la vie concrète de l’élève ? De ses parents ? De l’instituteur ? De l’économe de l’école ?
Regardez (et résolvez) un deuxième problème : « Quel est le plus grand produit que l’on peut faire avec 10 »[4]D’après une idée d’Ermel. Vrai ? Faux ? On en débat ! De l’argumentation vers la preuve en mathématiques au cycle 3, Institut national de recherche pédagogique, Paris, 1999. … Continue reading. Par exemple, le produit donne 24.
– Quel est le plus grand produit pour 14.
– Cherchez une méthode pour trouver le plus grand produit pour tous les nombres.
Faisons un petit effort pour ramener tous les lecteurs du présent article en un même lieu au même moment et procédons à un tour des propositions pour la dernière question.
– Il faut faire des calculs.
– Il faut décomposer le nombre.
– Il faut se ramener à des petits nombres.
– Ce n’est pas parce qu’on a plus de termes qu’on a un produit plus élevé.
– Utiliser 1 ne sert à rien.
– Utiliser 0, c’est dangereux.
– Il faut prendre la moitié : pour 10, on fait 5 x 5.
– Il faut se servir de 2, 3, 4.
– …
Certaines des propositions faites n’apportent pas d’informations sur la méthode, d’aucunes semblent fausses, d’autres semblent pouvoir être partiellement ou totalement établies… À partir de là, on peut construire une méthode générale.
S’agit-il d’un problème qui relève de la vie d’un élève de quatrième primaire ? S’agit-il d’un problème qui leur parle ? Lequel du premier ou du second problème a des chances de provoquer l’activité des élèves ?
Le maitre peut juger du potentiel mathématique d’un problème, mais ce n’est qu’à l’épreuve des classes qu’il peut évaluer sa capacité d’accrochage et les possibilités réellement offertes aux élèves de chercher et de découvrir. Peut-on malgré tout formuler l’une ou l’autre hypothèse didactique sur la façon de partir du terrain de l’élève ?
Offrir un jeu de maillots neufs à une équipe de football qui développe un mauvais jeu ne va pas rendre le match plus agréable. Enrober un mauvais problème d’une formulation jeune, dynamique et branchée ne va pas pour autant le rendre attractif.
Ce qui est concret ou plaisant ou attrayant pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Il s’agit donc peut-être plus de trouver le plus grand terrain commun des élèves que de chercher celui qui convient à tous. Il s’agit probablement aussi de varier autant les contextes que les approches pour tendre des perches cognitives au plus grand nombre possible.
Si on se limite à la vie concrète ou même aux vies citoyenne et artistique des élèves du primaire et du secondaire, on risque de ne pas aller très loin au niveau du savoir mathématique véhiculaire. C’est la plupart du temps, et cela d’autant plus que l’on avance dans le processus d’apprentissage, dans le champ mathématique lui-même que de nouvelles questions se posent.
Le terrain, ce n’est pas qu’une question de contexte ou de paysage, c’est avant tout une question de terre. Partir du terrain de l’élève, c’est tenir compte des possibilités d’enracinement de ce qu’on plante et se servir des propriétés du terreau intellectuel des jeunes pour favoriser la croissance du savoir.
Un exemple… N’importe quel élève conçoit sans difficulté qu’en lançant une pièce ordinaire, on peut observer deux résultats (pile ou face) avec 1 chance sur 2 pour chacun des résultats. Mais en lançant deux pièces, il y trois résultats (face-face, pile-pile, pile-face) dont les chances ne sont pas égales. Si on fait des séries de 10 lancers d’une même pièce, chaque série de 10 lancers étant appelée échantillon, et qu’on calcule ensuite la fréquence de « pile » pour chaque série, on constate généralement une dispersion ou une fluctuation assez grande dans les résultats suivant la série considérée. Quand on fait des séries de 1000 lancers, on constate que la fréquence ne varie généralement plus guère d’une série à l’autre.
Au travers de ces phénomènes et de nombreux autres, à partir d’expérimentations, de simulations et d’argumentations qui justifient les réponses apportées, c’est le concept de probabilité qui se construit petit à petit. En passant successivement par divers objets mentaux, comme l’arbre de probabilités, par exemple. Ci-dessous, on a représenté un arbre correspondant à la situation du lancer de deux pièces énoncé précédemment. L’arbre et les règles qui en précisent l’usage permettent de résoudre des problèmes, même si le concept n’a pas atteint dans la tête de l’élève la maturité qu’il a dans le savoir mathématique constitué.
Il s’agit bien de partir et non de camper, c’est-à-dire de se servir du « bon sens commun » et des intuitions des apprentis pour provoquer des mini-théorisations successives et développer des objets mentaux de plus en plus performants. Ces derniers sont des notions non encore inscrites dans un système axiomatique et qui sont néanmoins de bons outils pour organiser des champs de phénomènes. Ils sont comme des embryons de concepts, des formes imparfaites et inachevées de théories mathématiques qui se développent dans la tête des élèves et qui sont opérationnelles malgré leur état fœtal. Tendre vers l’acquisition de concepts, cela ne signifie pas l’on cherchera forcément à les faire apprendre dans leur forme la plus achevée. Il faut éviter toute formalisation précoce, toute théorisation hâtive et suivant le niveau, le besoin ou la motivation des élèves, doser le degré d’approfondissement et ne pas laisser tourner la mayonnaise de l’abstraction à l’abscons.
Notes de bas de page
↑1 | Il évoquait l’enseignement des mathématiques. |
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↑2 | Dans Dialogue n° 54 bis, Lettre du Groupe d’enseignement mathématique de Louvain-la-Neuve au Groupe français d’éducation nouvelle. |
↑3 | Question 6 du Livret 4 (Traitement de données et situations problèmes) de l’épreuve externe commune du 18 juin 2010 liée à l’octroi du CEB (certificat d’études de base en fin de 6e année primaire en Communauté française de Belgique). |
↑4 | D’après une idée d’Ermel. Vrai ? Faux ? On en débat ! De l’argumentation vers la preuve en mathématiques au cycle 3, Institut national de recherche pédagogique, Paris, 1999. L’activité a été proposée en CM1, l’équivalent de notre 4e primaire. |