Pas de coup de fil pour les 4A

Dès le début de l’année scolaire, j’avais annoncé la couleur aux élèves : «Fin juin, pas de coup de fil pour la 4A ». En tant que titulaire d’une 4e générale dans une école d’encadrement différencié, j’avais envie de relever un défi : « Pourquoi pas 25 réussites en fin d’année ? »

Cette idée est née de la confrontation d’une peur et d’un rêve. J’avais peur de communiquer, à distance, de manière quasi anonyme, à certains parents d’élèves que leur enfant échouait. Je n’imaginais pas ne pas être présente auprès de l’adolescent, à ce moment-là. J’avais aussi au fond de moi cette envie de leur montrer, de démontrer au corps professoral que toute une classe était capable de réussir, si de nouvelles pratiques pédagogiques étaient mises en place. Forte de l’expérience d’un stage de Pédagogie Institutionnelle, rien ne semblait impossible.

Face à un tel objectif, les élèves étaient un peu perplexes, comme si ces jeunes avaient intégré l’idée que, chaque année, certains restent nécessairement sur le carreau. Peut-être même que, pour certains, la valeur de leur réussite dépendait du fait que d’autres échouent, comme si le succès de tous diminuait la victoire individuelle. Je sentais dans leurs regards un mélange de scepticisme et d’espoir. Sans les connaitre, je croyais vraiment que c’était de l’ordre du possible qu’ils réussissent ensemble. Je pense qu’ils ont perçu qu’il ne s’agissait pas que de mots, qu’en tant qu’adulte, qu’en tant que prof, je les en croyais capables.

La classe ouverte du jeudi

Comment passer du rêve à la réalité ? Comment les impliquer personnellement dans ce projet collectif ? Comment les accompagner sur leur chemin d’apprentissage ? Comment partager avec eux, l’idée qu’ensemble nous sommes plus forts ?

J’ai proposé à mes élèves de nous retrouver chaque jeudi, pendant l’heure du midi, dans leur local, afin de mettre en place des stratégies pour répondre à leurs difficultés. Cela commençait par un temps de repas, pendant lequel nous tissions des liens. Ensuite, ils étaient invités à travailler soit de manière individuelle, soit en petits groupes, permettant ainsi le partage de leur savoir-faire. J’étais présente non pas en tant que professeure, mais en tant qu’adulte responsable de ces jeunes, simple caution pour l’institution, en termes de sécurité des personnes. Seuls les élèves de 4A pouvaient y participer, mais ils avaient l’entière liberté de le faire.

Au départ, les objectifs poursuivis étaient multiples. Tout d’abord, il me paraissait important que les élèves puissent « habiter » leur local, et en faire un lieu de vie agréable. Ensuite, j’avais envie qu’ils puissent renforcer, via cette initiative, leur sentiment d’appartenance au groupe-classe. Enfin, je voulais leur montrer l’importance de la coopération et la puissance de la solidarité. Il s’agissait de créer une « institution » propre à cette classe. La « classe ouverte » nous permettait d’expérimenter la sécurité, la coopération et l’implication, valeurs phares de la Pédagogie Institutionnelle.

L’effet papillon

Cette expérience a dépassé toutes mes espérances. En effet, les élèves, certains membres de l’équipe pédagogique et moi-même avons été transformés par elle.

Au fur et à mesure des semaines, j’ai vu les élèves se mettre au travail, tenter de faire face par l’entraide aux exigences d’une 4e secondaire. Je les ai vus se partager leurs craintes et leurs espoirs quant à leur scolarité. Ils en devenaient de plus en plus pleinement les acteurs. Ils passaient d’une démarche purement individuelle à une démarche beaucoup plus collective. Ils étaient en mouvement. De 7 élèves en moyenne, ils sont passés à 13, puis parfois à 18 pendant ce temps de midi. En dehors de cette heure de la semaine, les effets de la « classe ouverte » se sont fait ressentir de manière plus permanente. En effet, le climat de la classe devenait de plus en plus serein. J’ai appris que la collaboration entre eux dépassait les murs de l’école. Et le plus important pour moi, je les ai vus, tous, prendre confiance en eux.

Dès décembre, sur les 38 classes de l’école, les résultats de la 4A, en termes de lutte contre l’échec scolaire, étaient surprenants. 21 élèves sur 25 étaient en situation de réussite, alors même qu’une bonne part d’entre eux étaient passés en 4e avec des fragilités, parfois même sans avoir vraiment réussi la 3e. Et pour les 4 autres élèves, tout était encore possible. Aux rendez-vous de remise des bulletins, j’ai vu naitre une fierté mutuelle dans les yeux de certains jeunes et de leurs parents. Il m’a semblé à ce moment que le travail de (re)construction d’une confiance en soi trouvait un relai familial particulièrement prometteur.

Il me parait aussi que c’est à ce moment-là que l’équipe pédagogique s’est impliquée davantage dans notre projet. En effet, certains jeudis, les professeurs de sciences et de mathématiques étaient présents en classe pour répondre à leurs questions (or, dans ces deux disciplines, des difficultés d’apprentissage réelles pesaient sur le parcours scolaire des élèves). Le restant de l’équipe semblait être sensibilisé par cette mobilisation.

La peur de l’échec

D’un point de vue personnel, je me suis sentie de plus en plus investie dans ce projet. Je ne m’attendais pas à ce que cette « classe ouverte » prenne une telle ampleur. J’étais agréablement surprise qu’autant de personnes se sentent impliquées dans cette initiative. M’est alors venue l’envie d’en réaliser d’autres…

Pourtant, bien que mon rêve de début d’année se transformait peu à peu en réalité, la peur que je ressentais, elle, évoluait en angoisse. Je me sentais de plus en plus responsable de la réussite de chacun d’entre eux. Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer, à ce moment-là, l’éventualité d’un échec pour certains. Plus ils y croyaient, plus j’étais terrorisée. Comment, après les avoir vus des étoiles plein les yeux, pourrais-je leur annoncer un échec scolaire ? N’avais-je pas rendu cette réalité encore plus douloureuse pour celui qui, malgré ses efforts, n’y arriverait pas ?

Bien que, pour les élèves, la réussite de l’ensemble de la 4A était presque devenue une certitude, il fallait encore redoubler d’efforts. Pour moi, ce n’était pas encore gagné. En effet, à Pâques, la situation s’était détériorée pour certains, de manière tout à fait inattendue. Il était difficile pour eux de maintenir de tels efforts sur une longue durée. Le moment tant appréhendé de la délibération du mois de juin arrivait à grands pas…

23 juin 2011, Yasmine reçoit, comme tous les élèves de la classe, un SMS : « 25 réussites, une titulaire heureuse. Rendez-vous demain pour fêter cela ensemble. » Elle qui, au début de l’année, ne pensait qu’à sa réussite personnelle, s’empressa de s’assurer que tous ses camarades de classe étaient au courant. Elle était passée d’une réussite solitaire à une réussite solidaire.

Il va de soi que la lutte contre l’échec scolaire, singulièrement celui qui frappe les publics les plus fragiles, repose sur l’investissement de moyens financiers plus importants et sur la remise en question d’un système éducatif qui n’a pas toujours été pensé pour eux. Il reste que certaines expériences – avec du temps, de l’énergie et surtout avec le soutien d’une confiance mutuelle entre les différents acteurs de la vie de la classe – me semblent à même de contribuer à nourrir l’estime de soi de tous ceux qui y prennent part : les liens tissés au sein de la « classe ouverte » n’ont pas profité qu’aux élèves. En tant qu’adulte, enseignante, titulaire, ce projet m’a, moi aussi, permis de m’enraciner dans mon rôle d’adulte de référence.