Quand on est débordé. Quand on n’arrive plus à contenir.
Avec la peur que ça parte en cacahouète. Remarques.
Rappels à l’ordre. Au pluriel. Zéro effet. Une canette de Fanta sous la main, je l’ai déversée sur la tête d’une élève.
Ça l’a calmée tout net, mais la honte me tempête.
Je travaillais depuis trois ans, c’était la première fois que j’étais titulaire à temps plein d’une classe de dix élèves, Type 1 et 8. Comme j’étais jeune et motivée, et qu’en tant que prof de remédiation avec quelques heures de religion (mes fonctions dans l’école avant de devenir titulaire), les élèves m’aimaient bien, j’ai hérité de cette classe qui rassemblait les élèves difficiles, les grains de sable dans leurs classes précédentes. Même pas peur, j’avais un penchant pour les élèves perturbateurs !
Je ne connaissais pas encore la pédagogie institutionnelle. J’étais à fond dans le dual, surtout avec les cas, mais je n’en avais pas conscience… Je cherchais déjà, mais j’étais braquée sur la didactique. Je cherchais pour avancer, pas pour revenir sur des situations passées. J’avais l’impression d’avoir une autorité assez naturelle, même si, en réalité, je criais souvent, faisais la morale après… comme beaucoup de profs à l’école. Certains m’avaient conseillé d’être très stricte, dès la rentrée, de sanctionner le moindre écart pour qu’ils ne me montent pas sur la tête. Je ne voulais pas être comme ça.
Autant j’avais des doutes sur mes capacités à faire apprendre ” j’enseignais dans le spécialisé sans aucune spécialisation… ”, autant j’étais assez confiante concernant la gestion de la classe. Je n’avais jamais entendu parler de violences symboliques. J’étais un peu toute nue. Je ne me rendais pas compte des enjeux liés à ma posture, au pouvoir que j’avais, au poids de mes paroles et de mes gestes.
Un peu inconsciente, à postériori, je pars seule, avec mes élèves, à la bibliothèque d’Anderlecht, dans le cadre d’un projet autour des livres d’Anne Herbauts. Ce n’était pas autorisé de sortir seule avec une classe, mais la collègue qui devait m’accompagner était absente. Je n’avais pas envie d’annuler le rendez-vous pris pour l’animation prévue. Le projet devait avancer. On avait des productions à faire et à rendre pour un concours.
Donc, nous sommes partis. Tout se passait bien. La bibliothécaire leur avait fait découvrir les lieux, le fonctionnement. Elle avait préparé une animation autour des livres de l’auteure qui nous occupait. Avant de partir, chacun avait choisi un livre à emprunter. J’étais fière de mes élèves.
En rentrant, l’heure de la récréation à l’école étant passée, j’ai décidé de faire une pause, dans un petit parc, près de l’école, avant de retourner en classe. Sihame, une jeune ado un peu explosive, a commencé à interpeler des grands du quartier qui jouaient au foot. Pas à une provocation près. Elle était très grande et forte, plus que moi… Ces jeunes étaient nombreux, pas d’allure tendre. Je lui ai demandé d’arrêter. Plusieurs fois. Voyant que je n’avais aucune prise, que mes mots ne servaient à rien, instinctivement, ou sans me retenir, je lui ai renversé ma canette de Fanta sur la tête. Un geste impulsif, déplacé, violent qui dévoilait toute mon impuissance, ma non-autorité… Elle s’est arrêtée net. Pas un mot de protestation. Les jeunes du parc ont bien ri. Mes élèves n’ont pas pipé un mot. Nous sommes retournés à l’école.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Le lendemain, j’ai pris un moment avec elle pour m’excuser, lui dire que je regrettais mon geste, que je ne pouvais pas faire ça… Elle qui sortait de ses gonds pour un rien, un regard, n’avait pas l’air de trouver ça si grave…
Une couche de plus : je lui ai demandé de ne pas en parler avec sa mère qui était assez terrible… Elle m’a répondu : « Non, si je lui disais, elle pourrait vous tuer… »
Et bien plus tard, car j’avais trop honte à ce moment-là pour en parler et aussi parce que je n’avais pas de lieux pour reprendre, ni l’habitude d’écrire ni d’analyser, j’ai déposé, une première fois, dans le cadre d’un séminaire où on travaillait nos difficultés avec un psychanalyste qui rebondissait sur nos textes avec son regard et l’expérience qu’il avait eue comme éducateur.
En travaillant à nouveau cette situation avec d’autres, je me rends compte que j’avais les yeux plus gros que le ventre. Un sentiment de confiance comme si rien ne pouvait arriver, j’avais le groupe en main… Je n’envisageais pas que ça pouvait foirer. Que dans la tension liberté et sécurité, je penchais trop fort du côté liberté. Ça me plaisait de ne pas respecter toutes les règles de l’école. De faire et d’être différente de la majorité de mes collègues. Moi, je faisais des projets, pas des feuilles du matin au soir…
J’étais plus du style œil pour œil dent pour dent que de tendre l’autre joue, dans mes réactions. Sihame se donnait en spectacle, j’ai répondu de manière spectaculaire. Elle transgressait les règles, moi aussi. Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce. Finalement, ce Fanta a mis de l’eau sur le feu.
Mais, cela aurait pu me couter cher…