Pas le temps, depuis longtemps !

Institutrice primaire pendant trente ans, j’ai dû faire face à de nombreuses difficultés, mais il en est une, quelle que soit l’école où j’ai travaillé, à laquelle je n’ai jamais trouvé de solution : c’est le manque de temps en présence avec mes élèves!

Jai commencé par travailler dans une école qui appliquait la pédagogie Decroly, dans le Brabant wallon. Une multitude d’activités jalonnaient la vie de l’école : projets (et donc interviews, rencontres, visites, réalisations concrètes…), représentations théâtrales, voyages scolaires, fêtes d’école, de Saint-Nicolas, regroupements de tous les élèves de l’école et j’en passe! Bien entendu, tous ces moments étaient très appréciés par les enfants et supposés donner du sens aux apprentissages plus scolaires : la représentation du nombre, les grandeurs, l’orthographe, la compréhension en lecture, la lecture de cartes géographiques, la conductivité des matériaux…

Projets et construction des savoirs

Je passais beaucoup de temps à motiver mes élèves et très peu de temps à enseigner des savoirs. Et ce qui devait arriver arriva… des enfants étaient en difficultés. On les envoyait chez la logopède, les parents payaient des cours particuliers.

« J’ai essayé de sélectionner les savoirs qui me paraissaient indispensables. »

J’étais en début de carrière, les inégalités scolaires m’étaient totalement étrangères et l’école était située dans une des plus riches communes de Belgique! Cette sensation de ne pas faire mon boulot me poussa alors à chercher des solutions pour ne pas transmettre uniquement les savoirs par un petit temps d’explications, suivi d’une série d’exercices. Ce qui pouvait suffire puisque les élèves étaient motivés et donnaient du sens aux savoirs…

J’ai alors tenté de plonger les élèves dans des situations problèmes qui leur permettent de se confronter à des obstacles qu’ils pouvaient identifier grâce à leurs connaissances et qu’ils surmontaient grâce à l’acquisition de nouveaux savoirs. Le temps a commencé à me manquer! Lorsqu’un jour, j’ai avoué à mon directeur, mon manque crucial de temps pour faire construire, lentement mais surement, les différents aspects des fractions, il me donna le conseil suivant : «J’ai un petit dossier de 15 pages, bien foutu, sur les fractions. Ça ne te prendra pas beaucoup de temps et ils auront compris l’essentiel.» Ah, oui?

Projets et constructions des savoirs ne font pas bon ménage. Le temps consacré à l’un est perdu pour l’autre. Entre les deux, il faut choisir. Mais faut-il laisser ce choix en sachant que l’enjeu, ce sont les enfants en difficulté?

Des programmes bien trop touffus

J’ai vite choisi mon camp, je suis allée enseigner à Bruxelles, dans une école en milieu populaire et en discrimination positive. L’école était en perdition d’élèves, l’équipe se renouvelait et collectivement, nous avons décidé d’utiliser les principes du constructivisme.

Les activités liées à la construction d’un savoir prennent du temps, beaucoup de temps. J’ai souvent entendu dire que cette perte de temps en faisait gagner par la suite. Peut-être, mais le nombre des savoirs à faire acquérir par les enfants durant leur scolarité en primaire est énorme! Et le temps a recommencé à me manquer!

J’ai d’abord essayé d’en avoir plus! Mais s’il y a un aspect du système scolaire sur lequel l’enseignant n’a aucun moyen d’action, c’est bien celui du temps passé avec ses élèves. J’ai bricolé un peu : prendre les élèves les plus en difficulté pendant une demi-heure après l’école, travailler avec mes élèves quand un enseignant de cours philosophique était absent, profiter d’appel à projets qui rendaient légitime l’organisation de remédiation le mercredi après-midi…

Puis, j’ai changé mon fusil d’épaule et j’ai essayé de sélectionner, parmi tous ces savoirs, ceux qui me paraissaient indispensables. C’est un travail difficile et je n’ai jamais arrêté de douter de mes choix. Et quand le certificat d’études de base (CEB) a été mis en place, j’ai été très mal à l’aise. Si les questions ne demandaient pas une connaissance approfondie des savoirs, le nombre des savoirs qui intervenaient dans les questions était toujours aussi important!

Il n’y a pas si longtemps, j’ai participé au grand chantier du Pacte pour un enseignement d’excellence, en travaillant sur la définition des nouveaux référentiels du tronc commun. Comme je l’écrivais[1] https://www.changement-egalite.be/Choisir-c-est-renoncer  déjà en 2001, lors de la publication des socles de compétences (1999), aucun choix clair, car sans doute douloureux, n’a été fait parmi les savoirs et les compétences les plus nécessaires dans la société d’aujourd’hui. Et de nouveaux domaines comme les sciences sociales et la formation technologique, manuelle et numérique ont été ajoutés sans que rien d’autre ne soit supprimé!

À nouveau, ce sont les enfants en difficulté qui pâtissent le plus de cet excès de savoirs à apprendre. Si un enseignant veut, légitimement, enseigner tout ce qui se trouve dans les référentiels, il est obligé de ne travailler qu’avec ceux qui suivent!

Et la langue de scolarisation?

Dans cette école, la majorité des élèves étaient issus de milieux populaires. Militante à CGé, j’ai lentement pris connaissance de la problématique du rapport au savoir et de l’importance de la langue de scolarisation. Je me suis mise à espérer les faire progresser dans leur compréhension et leur utilisation de cette langue de l’école.

Et… le temps m’a à nouveau cruellement manqué! Faisons un rapide calcul : vingt-quatre périodes de cinquante minutes, pour vingt-quatre élèves, cela donne dix minutes de paroles par jour par élève, si la totalité du temps est consacrée à faire parler les élèves! Ce qui n’est évidemment pas le cas.

Heureusement, l’école dans laquelle je travaillais a accueilli une population d’enfants issus de milieux sociaux de plus en plus diversifiés. J’ai pu essayer de porter mon attention sur moins d’enfants, tout en explicitant à toute la classe pourquoi je donnais la priorité de paroles à certains et pas à d’autres… Ce qui n’est simple pour personne : ni pour les enfants qui maitrisent mal la langue de scolarisation, ni pour ceux qui la maitrisent (un peu mieux…), ni pour l’enseignant!

Dire que le temps passé à l’école et que le nombre d’enfants par classe n’est pas si important que ça pour que chacun apprenne est un mensonge qui a rendu ma vie d’enseignante bien compliquée.

Notes de bas de page