Chaque mardi, pendant deux périodes, je vais en renfort dans une classe de troisième maternelle pour travailler les quantités. Une partie des élèves va au cours de néerlandais, l’autre partie travaille avec l’institutrice et moi. Après 50 minutes, on échange les groupes.
La première période suit la récréation où il s’est toujours passé des incidents dont il faut parler avant de se lancer dans le travail.
Un élève est responsable de la porte. Les deux premiers qui entrent s’assoient chacun au milieu d’un banc. Il y a deux places de chaque côté. Le onzième s’assied sur le troisième banc où je suis assise. Une fois, un des garçons vient se coller à moi. Madame Élodie intervient : « Luidji, Sandrine ne vient pas en classe pour se faire de nouveaux amis, elle vient pour travailler avec nous les quantités. Mets-toi au bout du banc. » Ceux qui veulent revenir sur quelque chose qui s’est passé à la cour lèvent le doigt. « Félicia m’a pincé l’œil. » « Marion, Félicia n’est pas là. On en parlera quand elle sera là, après le diner. D’accord ? » « Clothaire ? » « Pardon Naïm », dit-il. Cela suffit aux deux garçons pour régler le conflit. Jenny a mal au doigt, mettre un peu d’eau l’aidera à passer à autre chose. C’est la deuxième année que l’institutrice a ce groupe, les habitudes sont ancrées. Je suis frappée par les différences entre les élèves : certains n’ont aucune difficulté à dire ce qu’ils ont à dire, pour d’autres les mots ne viennent pas. Certains maitrisent si peu la langue, qu’ils parlent tout bas, évitent de demander la parole. Des écarts de niveau de maitrise de la langue pas évidents à gérer. Certains connaissent le nom des nombres au-delà de dix, d’autres trébuchent arrivés au « quatre ». Une élève est déjà dans la lecture, un autre lève le doigt et quand il a la parole, systématiquement il dit « Je ne sais pas. »
Après ce temps d’écoute pour régler les conflits qui prennent toute la place chez certains avec pleurs et hoquet secouant, les choses sérieuses peuvent commencer. Ici, on est là pour apprendre. L’institutrice présente le dispositif de travail et le matériel qui sera utilisé pour travailler les quantités.
Qu’est ce qu’il faut faire ? Comment sait-on qu’on a réussi ? Qu’est-ce qu’on peut faire si on a une difficulté ? Des questions qui cadrent le travail. Le matériel est présenté avec du vocabulaire précis. Un pion ce n’est pas un cube. Les pions sont utilisés pour jouer, les cubes, c’est du matériel qu’on peut utiliser pour aider à se souvenir de la quantité si on en a besoin. Les élèves vont travailler à deux ou à trois, la titulaire rappelle en passant qu’aider, ce n’est pas faire à la place…
Les élèves ont des cartes avec des dessins, il y a un certain nombre de trous qu’il faut remplir avec des pions de la même couleur. Il faut se déplacer pour aller chercher la quantité de pions nécessaire, ni trop ni trop peu, pour forcer à mémoriser la quantité. Si c’est trop difficile, papier et crayon ordinaire sont à disposition pour garder une trace de la quantité en question. Eva dit : « Quand c’est un, c’est facile. » Tout le monde est bien d’accord avec elle. Au-delà, c’est plus ou moins terriblement difficile selon les enfants…
La fois suivante : plateaux, paniers, moules à chocolat, capuchons (en guise de praline) et toujours les cubes rouges pour aider à se rappeler la quantité si besoin.
Celle d’après, en lien avec la lecture d’un album « La soupe au chou » (et la préparation d’une soupe, mais ça c’est une autre histoire !), l’enseignante a préparé des listes d’invités qui sont les animaux de l’histoire lue et relue en classe. Il y a des listes différentes avec des quantités d’invités différentes, de 6 à 12 — dix et deux diraient les Chinois. Les paires d’élèves doivent préparer la table en ramenant sur le plateau, en une seule fois, juste ce qu’il faut pour l’un de serviettes et de gobelets, pour l’autre d’assiettes et de cuillères. Pour commencer, on fait la commande oralement au vendeur. Les acheteurs n’ont pas le droit de se servir eux-mêmes. Si on réussit, la fois suivante, on n’a plus le droit de parler au vendeur, il faut lui donner une commande écrite.
C’est le bazar. On arrête tout. Retour à l’histoire pour se rappeler que chaque invité a droit à un gobelet, une serviette, une assiette et une cuillère. Pas plus, pas moins. Chacun doit aller dans un magasin où deux produits sont en vente. Il faut se mettre d’accord sur qui va dans quel magasin. Pour n’oublier aucun invité, il est important de lire la liste de haut en bas, mieux vaut installer les bonnes démarches de lecture dès le début, elles ne vont pas de soi et de toute façon, l’expliciter c’est un moyen de faire entrer chacun dans cette logique partagée par les bons lecteurs, ceux qui ont déjà cette démarche du sens de la lecture.
« Dans ce travail, on s’occupe de quoi ? » Une élève se risque… « Des invités. » « Non, des quantités ! » Y’a encore du boulot.
Après une semaine de vacances, on continue le travail avec le même matériel et la même consigne, mais avec des quantités moindres ou égales à 7. Les deux élèves les plus faibles dans cette matière travailleront sur des quantités très petites.
Le cours suivant, le professeur de néerlandais n’est pas disponible, c’est avec le groupe classe en entier qu’on s’attaque, encore et encore, au travail sur les quantités. Eh oui, le travail en demi-groupe c’est un moment priviliégé dans la semaine… Combien sommes-nous donc aujourd’hui ? Cette fois, nos deux mains ne suffiront pas. Qu’à cela ne tienne, un bout de craie pour marquer d’un trait sur les chaussures d’Élodie chaque orteil présent dans la chaussure. 10 doigts, 10 orteils et… une langue. Le compte est bon ! Les élèves, mis par paire, vont devoir aller demander au vendeur, chacun à leur tour, des places de garage, juste assez de places (des rectangles en carton) pour la quantité de voitures qu’ils ont à garer. L’étape suivante c’est de nouveau de passer par une commande écrite. On craignait un peu que le matériel n’invite plus au jeu qu’au travail, mais ce jour-là, ils font bien la différence.
La fois suivante, on va analyser ensemble les commandes écrites des élèves. Qui a compris le message de… ?
Certains messages sont illisibles par quelqu’un d’autre et d’autres ne sont même plus compréhensibles par leur auteur. C’est un vrai apprentissage, s’ils savaient déjà tous le faire il n’y aurait pas besoin de l’école. Une évidence bonne à garder à l’esprit… Certains ont écrit des chiffres et des lettres, 9 petites traces pour les 9 places nécessaires au rangement des voitures. Certains ont dessiné des rectangles et au fil des commandes, une ligne au lieu des 4 traits du rectangle. Ça va plus vite et ça marche aussi bien. Ici, le 7 avait l’air d’un un. Eh oui, ces deux chiffres se ressemblent. Ça fait penser au 9 et au 6, heureusement qu’il y a un trait pour savoir comment tenir le carton pour les différencier. Un jour, il n’y aura plus ce trait… L’un a dessiné des formes différentes. Est-ce nécessaire que les formes soient différentes pour le travail sur les quantités ? Non. « Pour moi, oui, pour bien comprendre. » Adrien a écrit « 5 ». Ursulla a fait deux paquets un à côté de l’autre, dans un elle a dessiné 3 rectangles et dans l’autre elle a écrit 3.
Juan s’est emballé, sur son message, on voit la quantité 15, il n’y avait pas de sachet avec 15 voitures… Alexandro a dessiné des boules dans tous les sens. La quantité de boules correspond à la quantité de places de parking, mais pour le vendeur ce n’est pas facile à compter. Comment Alexandro pourrait-il faire pour que le vendeur ait plus facile ? Trois en haut et trois en bas. Ou trois d’un côté et trois de l’autre. Ah, ce sont des bonnes idées, ça !
Fallait-il dessiner les 4 roues, les phares et les essuie-glaces ? Non, un gros point suffit pour symboliser la quantité. Fallait-il des crayons de couleur (les voitures étant de couleurs différentes). Non, les couleurs, ce n’est pas important pour la quantité.
L’institutrice montre comment elle a écrit sa commande et bien sûr la voiture est symbolisée pour ne pas perdre du temps, sa collection est organisée, on voit le nombre sans compter, chaque point correspond à une voiture. Les voitures comptées sont écartées. Adrien n’est quand même pas convaincu qu’il n’y a pas d’erreur. Il va compter et utiliser les cubes rouges pour vérifier.
À chaque début de séance, l’institutrice avec ses questions pousse les élèves à se rappeler ce qu’ils ont fait et appris la séance précédente. Un jeu de bataille avec les cartes d’Alli Galli. D’abord se souvenir des quatre fruits représentés sur les cartes et pouvoir dire leur nom. Chacun déposait une carte face visible (en opposition à la face cachée). Il fallait regarder les deux cartes et voir si c’était pareil ou pas pareil. Avec la vue, on regarde. Avec le cerveau, on compare. Si les fruits représentés sur les deux cartes étaient pareils, il fallait comparer les quantités. Celui qui avait la plus grande quantité prenait les deux cartes.
Cette fois-ci, on va jouer avec le même matériel, mais avec d’autres règles, celle du jeu et la fameuse sonnette ! Ceux qui ont déjà joué rappellent à tous que pour gagner, il faut appuyer sur la sonnette quand il y a 5 fruits qui sont pareils. Une fois le sous-groupe installé autour de la table où sont posées les cartes face cachée et la sonnette, il faut s’organiser pour jouer. Ahmed me demande comment il faut faire, je renvoie la question au groupe. Une fille prend le paquet de cartes et dit : « Il faut donner une carte à l’un, puis à l’autre, puis à l’autre. Et comme ça jusqu’à la dernière. » « Face cachée. » précise le voisin. « Qui commence ? » C’est parti pour « Amastram gram… » Ekram a du mal avec son petit paquet de cartes comparé à celui d’Ahmed. Le travail sur les quantités c’est important, mais gagner aussi… L’un dépose une carte avec trois bananes, je demande : « Quelle quantité aimerait-on que le joueur suivant dépose ? » Ceux qui se posent cette question-là tapent plus rapidement sur la sonnette !
La route est longue pour maitriser le système de numération, et quand elle commence avec cette rigueur-là, dès la maternelle, ça ne peut qu’aider, non peut-être ?