Nous sommes pédagogues. Pas Charlie. Pour une radicalisation de l’éducation à la citoyenneté critique et active.
Et « nous avons tous entendu les Oui, je soutiens Charlie, mais… ; les deux poids, deux mesures ; les pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ? Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs[1]Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Enseignement en France à cette époque. ». Une école qui interdit les questions pour imposer ses réponses n’est plus une école, c’est un camp de rééducation. Une école qui interdit les questions pour imposer ses réponses renforce ce qu’elle prétend combattre.
« Le pire que tu puisses leur faire, c’est de promettre et de ne pas tenir. D’ailleurs, ils te le feront payer cher. Et ce ne sera que justice[2]F. Deligny, Graine de crapule, conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver (1945), cité lors de l’hommage à Ph. Meirieu pour son éméritat juste après Charlie.
… » La démocratie ne tient pas ses promesses. L’école ne tient pas ses promesses. La démocratie et l’école ont promis la civilisation, les droits de l’homme, du travail, des droits égaux, la réussite, l’espoir d’un avenir meilleur… Et la démocratie et l’école n’ont pas empêché la guerre d’Algérie, Ben Ali, Kadhafi, Sarkozy (pour la rime et plus si affinités…), l’Irak, la Syrie, Srebrenica, Gaza, du chômage, des discriminations, les échecs et l’exclusion, la désespérance…
Encore la « culture de l’excuse des sociologues[3]« J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé. » M. Valls (Premier ministre) à la suite de … Continue reading » et des sociopédagogues ? Non, la culture tout court, le savoir, la volonté de comprendre pour mieux agir, tout simplement la mission première de l’école. Et la première chose à comprendre pour mieux agir, c’est que nous sommes face à une très grave crise de régime, une très grave crise de légitimité. Pour les indignes indignés, et leur jugement me semble juste, mais peu importe qu’il soit juste ou non, la démocratie, l’école et les enseignants ne sont plus légitimes.
Dans un dossier récent, le (pas) très sérieux journal Le Monde nous dit que l’école doit apprendre aux jeunes à consulter des sources crédibles ! Et bien sûr, c’est l’école et Le Monde qui diront qui est crédible et qui ne l’est pas ! Le problème est bien là : les incrédules ne nous font plus crédit, nous ne sommes plus crédibles. La seule et véritable question pédagogique, c’est comment restaurer le crédit mutuel. C’est d’une véritable pédagogie des indignes indignés dont nous avons besoin.
Tant qu’à l’école, les jeunes seront objets de
(ré)éducation, d’enseignement, de morale civique, de déradicalisation, tant qu’ils ne seront pas considérés dans la relation pédagogique comme sujets à part entière, l’école renforcera ce qu’elle prétend combattre. Parler de sujet, c’est d’abord au sens grammatical, parler de celui qui fait l’action, d’un être libre et responsable. C’est aussi parler de subjectivité. Parler de sujet et de subjectivité, c’est « parler de celui ou de celle qui éprouve affectivement la situation dont il est question. Affectivement, c’est-à-dire sur le mode d’une émotion ou d’un sentiment, qui n’est pas seulement un contenu de pensée, mais surtout et avant tout un état du corps. L’affectivité est la façon dont le corps s’éprouve lui-même dans sa rencontre avec le monde. L’affectivité est au fondement de la subjectivité. La subjectivité est donnée, elle advient, elle n’est pas une création. L’essentiel de la subjectivité est invisible. La souffrance ne se voit pas[4]C. Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 2009. ».
Premier principe, première condition nécessaire mais non suffisante : l’école, l’enseignant doit se mettre à l’écoute des sujets et de leurs subjectivités, « sans les prendre au mot, mais en les prenant au sérieux[5]B. De Vos, délégué général aux droits de l’enfant.».
Tant qu’à l’école, les jeunes seront récepteurs, d’ailleurs bien peu réceptifs, récepteurs de valeurs déclarées et non vécues, de principes moraux et civiques, de leçons plus ou moins édifiantes, de cours de critique historique où la vérité appartient à l’historien… Tant qu’ils ne seront pas considérés dans la relation pédagogique comme auteurs à part entière et tant que l’école n’exigera pas qu’ils se mettent à l’œuvre comme auteurs, l’école renforcera ce qu’elle prétend combattre. Reconnaitre comme auteurs et exiger la mise à l’œuvre, c’est leur reconnaitre une autorité et une force.
Deuxième principe, deuxième condition nécessaire mais non suffisante, l’école, l’enseignant doit exiger la recherche, l’approfondissement et la validation ou l’invalidation de leurs affirmations et interpellations considérées comme hypothèses à priori crédibles et réfutables, comme toute affirmation quelle qu’elle soit. L’école, l’enseignant doit les mettre à l’œuvre et en projet, « sans les prendre au mot, mais en les prenant au sérieux ».
Cela signifie que, aussi bien pour ceux qui veulent convertir à l’ordre établi que pour ceux qui le veulent contre l’ordre établi, l’école n’est pas là pour apprendre ce qu’il faut penser, mais pour apprendre à penser librement. C’est à nouveau une question pédagogique.
Pour Paolo Freire[6]Pédagogie des opprimés, Maspero, 1974., en formation, il s’agit de réconcilier la raison, la main et le cœur, et, pour cela, il est nécessaire de partir de et de coagir sur la situation existentielle des apprenants. Cette situation existentielle est nécessairement faite des rapports sociaux et de domination qu’ils connaissent, du rapport maitre-élèves, du rapport au savoir et du rapport au monde. Leur histoire singulière et leur histoire sociale, et leur subjectivité à l’école sont faites de ces quatre types de rapports. Partir de et coagir sur leur situation existentielle signifie être à l’écoute de ce qui émerge dans la classe, de la vie de la classe, de l’école, du quartier, du monde et de mettre ce qui émerge en projet. Un projet qui aura indirectement des effets de dé-re-co-construction des situations existentielles.
Pour l’Entrainement mental[7]Lire TRACeS 227, en formation, il ne s’agit jamais d’argumenter, mais bien d’élucider, non pas d’argumenter pour avoir raison contre l’autre, mais bien d’élucider pour voir clair ensemble. Et pour cela, chaque point de vue est, à priori, crédible, parce qu’il exprime une subjectivité, à priori, légitime. Mieux et surtout, chaque point de vue, chaque expérience vécue éclaire la situation travaillée, est nécessaire à sa compréhension. Ce n’est qu’en accordant, à priori, de bonnes raisons à chacun et à tous de prendre telle position que nous pouvons dialoguer ensemble, chercher à voir clair ensemble.
L’articulation des points de vue est indispensable, mais ne suffit pas, l’intersubjectivité est nécessaire, mais non suffisante. Il s’agit aussi d’envisager les différents aspects : juridique, psychologique, sociologique, économique… Et c’est à partir de la mise en relation des différentes expériences (points de vue) et des différentes expertises (aspects) qu’on pourra formuler la problématique, une problématique à chercher au cœur des contradictions travaillées dans la mise en relations des points de vue et aspects.
Pour la Pédagogie institutionnelle[8]Lire TRACeS 214., la double Loi de la classe (on est là pour bosser et rien d’autre, et personne ne peut emmerder personne) et le Conseil qui décline cette double loi dans les projets de la classe imposent une éthique solidaire et réciproque de responsabilités partagées. On peut dire et affirmer n’importe quoi à condition de respecter la double Loi de la classe et d’assumer jusqu’au bout la responsabilité de ce qu’on dit et fait. Le Conseil a le pouvoir d’exiger l’engagement de chacun dans les projets collectifs, mais chacun a le droit ultime de le refuser (mais pas d’altérer l’engagement des autres). L’enseignant est responsable jusqu’au bout de l’installation et du maintien de ce dispositif.
Nous n’avons pas la naïveté de croire en la toute-puissance de la pédagogie contre la barbarie du monde. Nous connaissons la réalité des classes et les difficultés de réinstaller une confiance mutuelle, nous connaissons la force des communautarismes et les difficultés de faire société. Mais nous avons la conviction que seule une pédagogie radicale nourrie ici de Paolo Freire, de l’Entrainement mental, de la Pédagogie institutionnelle, et des recherches-actions des mouvements radicalement citoyens qui nous ont précédés, que seule une sociopédagogie radicale a la moindre chance de contribuer à sauver la démocratie.
La déradicalisation n’est qu’un fantasme totalitaire de plus pour répondre à un autre totalitarisme qu’elle nourrit. Il ne s’agit pas de déradicaliser, mais de pratiquer une éducation à la citoyenneté radicale, responsable, active, critique et solidaire. Il serait temps de faire ce qu’on dit et de tenir ce qu’on promet, avec les jeunes, sujets et auteurs. ó
Notes de bas de page
↑1 | Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Enseignement en France à cette époque. |
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↑2 | F. Deligny, Graine de crapule, conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver (1945), cité lors de l’hommage à Ph. Meirieu pour son éméritat juste après Charlie. |
↑3 | « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé. » M. Valls (Premier ministre) à la suite de Ph. Val (ancien directeur de Charlie Hebdo et de France Inter). |
↑4 | C. Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 2009. |
↑5 | B. De Vos, délégué général aux droits de l’enfant. |
↑6 | Pédagogie des opprimés, Maspero, 1974. |
↑7 | Lire TRACeS 227 |
↑8 | Lire TRACeS 214. |