« C’est étonnant que votre petite réussit si bien à l’école alors que vous… »
Ma mère n’a pas laissé continuer cette belle dame, Madame « M. », femme de médecin, mère d’une compagne de classe, venant tenir ses propos derrière le comptoir de notre magasin…
Les mots « étonnant » et « vous » sont restés sur moi, en suspens comme un poignard mal planté. Le regard condescendant aussi… D’autres regards ou non-regards de l’école portés ou non portés sur les miens m’ont laissée anxieuse, interrogative et très tôt consciente d’écarts entre les gens. À sept ans.
Tiraillée, j’étais… Entre les dignités d’une mère combative « ne pas se laisser faire… on est autant que les autres… », les têtes baissées d’un père amoindri, ma perception d’une infériorité mal définie et les envies d’aller voir ailleurs.
Ce quelque chose de déchiré se fait vêtement et peut habiller même les réussites scolaires. Encore plus fortement sans doute quand on est la première de la famille à aller vers de l’« autre ».
Pas d’unif alors… Déjà que pour les « latin-grec », le « pas pour vous, pas pour nous » s’était pointé ici et là. Fallait pas exagérer !
Cet habit-là s’est alourdi plus encore à l’école normale d’alors (« choisie » pour le vite fait, deux ans pour ne pas être dans un bureau, c’est tout) avec ses normes d’éducation, d’aspect extérieur, de maintien, de port de tête, de voix, de convenances, de lieux à fréquenter (musées, théâtre, Paris… dont je me soustrayais, pour les sous et pour le trop inconnu)… à mes yeux tous attributs de « la haute » comme on disait chez moi (et c’était vite « haut » !)
Avec cet habit-là, toujours, les débuts d’enseignante. Alors, la peur. Peur de ne pas être à la hauteur, à leur hauteur… des collègues, des parents, des élèves même, les filles de…
Alors conforme, obéissante, classique, comme il faut pour ne pas risquer de gaffes et… bien éteinte. Muette sur mon autre vie, cachée, cachante et silencieuse et observant tout le temps.
Ce genre de tension ne se tient pas longtemps. Trois mois, j’ai tenu. Ne se dit pas non plus… Que dire d’ailleurs ?
Alors partir. Invoquer le bon air. À mille kilomètres. Éducatrice dans un home belge en Suisse.
Et découvrir une soixantaine d’enfants de deux à seize ans dans un désarroi total. Ils venaient d’autres homes en Belgique et des CAPs (Centres d’Assistance Publique de l’époque), ils venaient de familles très pauvres de diverses villes belges ou étaient abandonnés. L’un avait un bout de pied rongé par un rat, un autre venait avec une valise quasi vide, d’autres avec la galle, d’autres avec des vêtements moisis. Tous étaient en manque immense d’affection et se collaient aux éducatrices ou crachaient, frappaient, s’enfuyaient, faisaient des tentatives de suicide.
J’ai appris avec eux, l’apprivoisement patient, les inventions pour le quotidien domestique, les chemins des jeux, des histoires, des chants et des dessins pour développer des aptitudes, pour redonner du gout à quelque chose. J’y allais par intuitions, sensibilités et affections, puisque toute débutante, sans analyse de quoique soit, sans grande connaissance sinon un peu comment faire des cours de grammaire ! J’ai appris là à être responsable non seulement d’apprentissages, mais de santé, d’hygiène, de repas. J’étais volante c’est-à-dire remplaçante des membres du personnel en congé. J’ai été intérimaire aussi de personnel difficile à trouver : lingère, cuisinière. J’ai voulu y rendre des petites filles fières de leur allure, en les laissant choisir des vêtements à la lingerie, en passant du temps à bien les coiffer, en fabriquant avec elles des petits bijoux, y rendre des petits garçons fiers de leurs exploits dans les courses et autres relais…(Désolée pour les choix aux apparences sexistes, mais c’est ce qu’alors, en 1967, ils demandaient…) J’étais déjà branchée, sans trop savoir, sur des fabrications de fierté… traces de Madame « M. » et des hontes qu’elle m’avait laissées avec un quelque chose, chez moi, de « plus jamais ça ». J’y ai en tout cas vécu autre chose que l’école. Et travailler avec les grosses machines de la cuisine pour septante personnes me plaisait bien. Tout le travail ménager et de soins aussi. Détendue, enfin. Ne devant pas jouer un jeu d’apparences qui m’était si fort tombé dessus dans cette fonction d’enseignante.
Mais pour la famille et l’avenir à faire, retour au bout de deux ans et demi. Retour dans une école. Plus de solidité, mais malaise quand même. Encore toujours. Le milieu enseignant, décidément, je ne m’y faisais pas et ne savais pas clairement pourquoi. Malgré les sécurités d’un lieu connu, mon ancienne école secondaire. On m’y avait quand même dit :« Ici, tu n’es plus éducatrice » et je ne savais pas trop pourquoi. Ne serais-je toujours pas « à la hauteur » ? (Mais de qui ?!)
Heureusement, j’avais des ailleurs. Un des ailleurs porteurs dans ces années 70 était le Séminaire Cardijn. Avec des travailleurs de divers secteurs plutôt ouvriers, j’y ai participé à des weekends de formation : histoire sociale, valeurs, fonctionnement du capitalisme… J’ai mieux compris d’où venaient les dominations, les rapports dominants/dominés et toute la culture et toute la conscience et les sentiments qui se fabriquent autour. J’ai perdu de la honte, j’ai gagné de la révolte. Mon père était déjà mort. Sa vie et sa mort trop écrasées m’étaient insupportables. Mais j’avais pris là, avec ces travailleurs, des forces pour des batailles… pour que d’autres trouvent place et reconnaissance.
Je n’avais pas encore fait de grands liens avec l’école.
À partir des histoires de scolarité, entre autres de travailleurs des hauts-fourneaux, à partir des analyses éclairantes de philosophes, de sociologues, d’économistes, j’ai réalisé comment fonctionnait la société. Je me suis rendu compte aussi qu’en étant prof, j’étais devenue agent d’un système qui favorise les classes dominantes.
LE choc. J’en ai pleuré. Moi qui lors de ces weekends avais comme retrouvé quelque chose des miens, voilà que je me voyais en position de les trahir. J’en étais malade. Je ne voulais plus être prof. J’ai même pensé être ouvrière… dans le textile.
Plusieurs personnes ont alors posé des pierres sur mon chemin.
Ma mère d’abord avec son étonnement… « Tu ne vas pas faire ça… On a tant laissé pour que vous fassiez des études ».
Giulio Girardi qui nous apprenait la différence entre réforme et révolution, qui à moi, jeunette avait fait lire son manuscrit, dernière mouture d’un de ses livres : Éducation intégratrice ou éducation libératrice dont je comprenais à peine le titre
Jacques Brouckaert, ouvrier à Marchiennes-au-Pont qui m’a dit : « Tu as un diplôme, utilise-le. On a besoin d’alliés partout : chez les profs, chez les médecins, chez les avocats… Tu peux être prof en faisant ton choix de classe… les classes dominées. »
Ces paroles-là m’ont soulevée.
« Allié », pour moi, voulait dire alors, être avec eux plus qu’avec des profs. Il ne me serait pas venu à l’idée de faire partie d’un mouvement d’enseignants, d’un mouvement pédagogique (les mots mêmes m’en étaient inconnus). Être avec ceux des classes dominées, c’était pour moi, à cette époque, être présente dans diverses occupations d’usines, dans toutes sortes de manifestations pour l’emploi, contre les accidents de travail, d’aller dans des weekends syndicaux (mais pas d’enseignants). J’entrais plus à fond dans une culture de lutte que je connaissais un peu par la bataille quotidienne de mes parents lors de la naissance des grands magasins, mais qui était une petite lutte à main nue et perdue parce que ni collective ni organisée comme celles dans lesquelles j’étais alors plongée.
C’est là que j’ai appris comment apprendre par l’action, comment construire des savoirs à partir de situations-problèmes (même si on n’employait pas ces mots-là) et que des savoirs peuvent être libérants.
Lors de ces moments d’occupation d’usines, chez Mangé, j’entends encore quelqu’un me dire : « Toi, le p’tit professeur, si tu veux aller où sont les nôtres, va dans une école professionnelle ».
J’y suis allée. En 1979. Je croyais me retrouver dix ans en arrière, comme avec les enfants du home, avec des désarrois immenses et des images de soi très négatives. J’avais plus d’outils pour tenter de saisir et pour me mettre au travail. J’ai continué à m’appuyer sur les associations, ouvrières et de quartier, et sur mes découvertes précédentes de nécessaire conscience fière. Il m’importait aussi que les enfants des milieux populaires puissent faire du général et y réussir. M’interrogeant de plus en plus fortement sur les didactiques, les pédagogies actives, l’interculturel, les trajets pédagogiques dans les milieux populaires et me trouvant saisie au vol par Jacques Liesenborghs, je suis allée voir à la CGé !
Plus tard, l’opportunité d’une fusion et la création d’un premier degré autonome m’ont donné l’occasion d’investir aussi dans des 1e A et 2e commune, pouvant devenir tremplin pour ce public d’un quartier populaire, vers de possibles ailleurs.