Pigeon 13. À l’insu de notre plein gré

Réussir quoi ? Tentative perdue
d’avance de faire émerger le nondit
d’une pseudo évidence : ben,
l’examen, tiens !

Pour faire une interro,
on fait des questions.
Une question, c’est un
obstacle à franchir. Une
interro, c’est un parcours
d’obstacles. On les dispose minutieusement
en se demandant s’ils
sont franchissables par l’élève. On
remonte un peu la barre, on allonge,
on dilue, on supprime, pour rendre
plus facile, pour rendre plus difficile.
Après, on la corrige, on met des
points, des points d’exclamation, des
points d’interrogation, on annote et
on la rend à l’élève. L’élève sait s’il
a plus de 50 % et si ça correspond à
ce à quoi il s’attendait. Puis il additionne
avec les interros précédentes
et évalue ses chances de réussir à la
moyenne qu’il a obtenue. Il la range
dans son cartable et recommence à
écouter le prof
qui a déjà commencé
à donner
cours : il a un
programme à
boucler.
Pour faire un bulletin, on additionne
les cotes des interros et on
transforme en pourcentage. C’est là
qu’on voit si c’est réussi. L’élève qui
n’a pas 50 % se dit que le mois prochain,
il travaillera plus, qu’il sera
plus concentré en classe et il range
son bulletin dans son cartable.

L’ÉTAT DU PIGEONNIER

L’école parle peu des enjeux de
la certification. Comme si seuls les
questionnements qui concernent
les apprentissages étaient légitimes,
comme si les pratiques en la matière
devaient rester mystérieuses,
comme s’il fallait cacher cet aspect
honteux de la profession : les profs
pètent (parfois). Dans sa formation,
l’enseignant apprend peu sur l’évaluation,
et mieux encore, il n’y a
pas d’harmonisation des pratiques,
ni entre les écoles ni au sein d’une
même école. C’est une question de
feeling, de réputation à tenir, d’ajustements
mutuels et progressifs,
mais on finit toujours par s’adapter
plus ou moins à la culture de son
établissement. En tout cas, on n’en
parle pas, ça s’impose comme une
évidence !

Dans notre rapport à la réussite
scolaire, il y a une jauge, un trop
plein, quelque chose qui fait norme
et qui nous rassure et qu’on pourrait
résumer comme ça : si tout le
monde réussit, c’est trop facile, s’il
y a trop de pétés, c’est élitiste. Et
ce n’est pas idiot de penser comme
ça parce que, en dernière analyse
comme disaient les autres dans le
temps, c’est quand même ça qu’on
nous demande : signifier peu à peu
(pas trop vite, c’est décourageant)
des hiérarchies sociales (pas trop
marquées, il faut continuer à croire
en l’égalité démocratique) révélées
et intériorisées (c’est leur faute ou
leur mérite sinon le mythe du selfmade-
man n’est plus crédible).

L’évaluation dans l’école poursuit
deux missions : attribuer des
places, d’une part et transmettre les
mythes fondateurs qui font accepter
ces places, d’autre part. Parmi eux,
la liberté individuelle et l’autonomie
comme finalité, le travail individuel
et le don comme seules causes
de l’échec ou de la réussite, le savoir
comme outil légitime de domination.

Dans notre rapport à la réussite
scolaire, il y a aussi un miroir, une
demande de reconnaissance mutuelle…
une question lancinante,
mais bien enfouie : est-ce que celuilà,
celle-là qui se présente pour passer
le test peut légitimement prétendre
à devenir un jour ce que je
suis ? Puis-je me reconnaitre en lui
qui réussit sans devoir reconnaitre
en moi l’échec que je vois en lui ?
Plus simplement, celui-là peut-il
prétendre un jour être mon égal ?

Et quand on sait toutes les frustrations
qui sont en nous par manque
de reconnaissance sociale de notre
métier, on mesure tous les enjeux
qui peuvent s’immiscer au moment
de poser la question sur le questionnaire
d’examen ou à l’examen oral.

Nous reconnaissons plus facilement
ceux qui nous ressemblent,
nous reconnaissons plus facilement
à ceux qui nous ressemblent le droit
de devenir ce que nous sommes et
donc de réussir pour continuer des
études. Les autres nous heurtent et
nous ne les reconnaissons que s’ils
donnent suffisamment de preuves
d’acceptation de la norme (non pas
faire ce qui est demandé, mais répondre
aux attentes implicites).

Dans notre rapport à la réussite
scolaire, il y a aussi un bâton,
qui semble dire gare à toi si tu ne
m’obéis pas, car tu ne pourras t’en
prendre qu’à toi-même quand tu
échoueras, gare à moi si je lâche
ce bâton, comment vais-je faire
pour les faire travailler, comme une
bonne vieille crainte de fond qui a
besoin d’équilibrer un rapport de
force numérique (ils sont quand
même bien plus nombreux que
moi qui suis seul) avec un rapport
de force institutionnel (c’est moi
qui ai le doigt sur le bouton rouge),
une bonne vieille crainte qui nous
pousse à mettre des points même
quand nous savons pertinemment
bien que cela n’a pas de sens, à les
additionner on ne sait trop pourquoi,
sinon que cela fait peser la
menace en continu et à ponctuer
les constats d’échec de capitales
d’imprimerie pointant le manque
de concentration en classe, les bavardages,
la désinvolture. Et cela
se joue au niveau individuel (moi
prof avec ma classe), mais aussi au
niveau de l’établissement scolaire,
sous forme d’interactions entre les
profs avec comme enjeu l’ambiance
générale de l’école, et au niveau
du système scolaire, sous forme de
concurrence entre les images des
établissements scolaires (les bonnes
écoles sont les écoles difficiles).

LES ATTENTES DES CONVOYEURS

Hélas, les convoyeurs ont bien
peu d’attentes en ce domaine. On voit
fleurir les bulletins électroniques, les
remarques standardisées et les additions
linéaires un peu partout. Ça
provoque l’enthousiasme, parce que
c’est plus facile, parce que ça prend
moins de temps. Les débats se focalisent
parfois aussi sur l’opportunité
de coter avec des lettres ou avec des
points, mais les échecs de nos élèves
restent le plus souvent attribués au
laxisme des tests qui ont permis aux
élèves d’arriver jusqu’à nous.

L’évaluation n’a rien à voir avec
le contrôle. Le contrôle ne sert qu’à
certifier. Il arrive au bout du processus,
quand on pense que les élèves
ont été suffisamment préparés. Il
constate, en fin de parcours, si les
acquis sont bien ceux qui sont attendus.

L’évaluation est continue et réciproque
dans le processus d’apprentissage.
Elle questionne l’élève sur
l’état d’avancement de ses apprentissages,
les noeuds qui restent, le
degré d’adéquation des outils qu’il
met en oeuvre et la pertinence de
ses stratégies. Mais elle questionne
aussi le professeur sur le choix des
séquences d’apprentissage mises en
oeuvre, sur le degré d’adéquation de
ses choix didactiques, sur la pertinence
de ses représentations concernant
les « besoins » des élèves pour
continuer à avancer. Pas besoin de
points pour cela, et s’il y a des points,
cela n’a aucun sens de les additionner.

Ils sont comme un repère qui
signale les difficultés et n’ont de sens
qu’accompagnés d’une parole dialoguée.

Si les points ne comptent pas,
l’élève prend plus de risques, ose
s’essayer à des stratégies qu’on lui a
conseillées, peut recevoir son interro
comme une opportunité d’en savoir
plus sur lui-même et interpelle plus
facilement le professeur, non pas
sur le demi-point qu’il a oublié de
compter, mais sur la signification
de ses erreurs, sur l’écart entre ce
qu’il croyait avoir compris et ce que
le professeur attendait qu’il comprenne.

Mais bien sûr, on nous dira que
l’on rêve, que si ça ne compte pas
pour des points, les élèves ne travaillent
pas et que certains s’en
tirent mieux en accumulant des
points aux petites interros. Mais
ces remarques renvoient plus à nos
difficultés à changer nos représentations
qu’à de réels obstacles.
Les profs ne pètent pas (toujours)
par plaisir, mais ils ne se
posent pas assez de questions sur les
raisons pour lesquelles les élèves, et
certaines catégories d’élèves plus
que d’autres ne réussissent pas.

L’évaluation pourrait aussi servir à
cela. Additionner les points d’une
succession de contrôles, ne donne
que la mesure des difficultés. Notre
métier, c’est aussi d’y répondre.