Pendant que le populisme ambiant et les petits chefs d’une institution en déliquescence renforcent l’idée que les enseignants se la coulent douce dans des écoles en voie de sous-développement, pendant que les petits chefs rêvent de remettre tout ça au pas à coups de menaces et d’injonctions hystériques, les travailleurs de l’enseignement referment leurs huitres et font les carpes en espérant qu’on finira par leur lâcher la grappe. Et la réalité résiste, pour tous.
Les centres de tri sur base de l’origine sociale fonctionnent à plein régime, et s’ils ne plaçaient pas l’enseignement de la FWB en mauvaise posture dans les classements internationaux, personne ne s’en plaindrait. Mais voilà, les performances moyennes de nos élèves aux tests PISA ne sont vraiment pas bonnes et ça fait tache. Alors il faut réformer tout cela, à commencer par le travail des enseignants. Pas assez formé, pas assez au fait des résultats de la recherche en pédagogie, engoncé dans son statut de la fin du vingtième siècle et dans le mythe de l’enseignant savant qui transmet son savoir, trop bien installé dans ses privilèges qui le rend intouchable, l’enseignant refuserait de s’adapter et résisterait aux réformes. Alors finissons-en avec toute cette bureaucratie paralysante et allons-y à coups d’évaluation axée sur les résultats, rendons leur leadeurship aux manageurs et débarrassons l’enseignement de tous ses maillons faibles ! L’excellence est à portée de GRH.
L’état surréaliste
du pigeonnier
L’enseignement fuit de partout et les enseignants refusent de se retrousser les manches, se réfugient dans leurs cours et accusent le système. Un refrain lancinant refait régulièrement surface : il faudrait obliger les enseignants à travailler plus que leurs 20 à 24 périodes de cours, les obliger à rester à l’école au service de leur établissement, les soumettre à une évaluation/sanction, les obliger à se former, à travailler en équipe, leur apprendre qu’un emploi, ça se mérite et que ça peut aussi se perdre quand on n’est pas efficace. Le travail de l’enseignant du vingt-et-unième siècle est désormais un travail d’équipe, il faut que tout le monde s’y mette ensemble, pour relever le défi de l’éducation dans un monde en profonde mutation, dans lequel les enseignants n’ont plus le monopole du savoir, contraignant les enseignants à changer de posture et à devenir des coachs, des accompagnateurs d’apprentissages. Il faut mieux contrôler le travail et le temps de travail des enseignants, en finir avec ce gaspillage de ressources qui rend notre enseignement si cher et si inefficace.
Cette focalisation sur le contrôle du temps de travail des enseignants provient de la continuation d’une politique passée qui vise, chaque fois un peu plus et un peu plus fort, à obtenir par l’augmentation du contrôle et de la contrainte ce que le système scolaire s’obstine à refuser aux petits chefs : des résultats significatifs sur le terrain.
La croissance des attentes et les mauvaises performances du système scolaire ont entrainé une volonté d’obtenir des modifications substantielles d’efficience impliquant des changements importants dans les pratiques des enseignants, tant sur les aspects pédagogiques de leur travail que sur les aspects organisationnels. Ces changements ont été conçus comme de simples injonctions dans un premier temps (exemple : approche par compétences dans les référentiels et les programmes), puis, devant le constat de l’absence de résultats, comme des injonctions assorties de contrôles (ex : renforcement de l’inspection et du pilotage), et enfin d’injonctions, de contrôles et d’accompagnements assertifs (coachs, formations déclaratives, conseillers pédagogiques…), sans avoir pour autant de réel impact ni sur l’efficience du système ni sur son équité.
Les enseignants ont fait à contrecœur ce qu’on leur demandait de faire tout en sachant que s’ils faisaient autrement, cela correspondrait mieux à leur expertise du terrain. Face à cette impuissance à réformer, la tentation est aujourd’hui grande de remettre encore une couche d’injonctions et de contrôles, et ce d’autant plus que les remèdes appliqués sont « certifiés » par les résultats de la recherche scientifique et que, par conséquent, les remèdes prescrits sont censés apporter les résultats espérés.
La volonté des petits chefs d’augmenter le contrôle sur les enseignants va dans ce sens : exigences et autonomie des directions à l’embauche, fragilisation du statut comme moyen de pression, contrôle rapproché du temps de travail, leadeurship renforcé de la direction.
Si on s’entête dans cette voie, on ne fera que rajouter une couche de contrôle sur une couche de résistance et on réduira tout le monde à l’impuissance. Cette impuissance, tant des directions à obtenir ce qu’elles veulent que des enseignants à réconcilier les pratiques pédagogiques prescrites et leur expérience professionnelle, sera à son tour appelée « résistance au changement » pour justifier l’augmentation du niveau de contrôle du travail des enseignants.
Les convoyeurs
paralytiques
Arcboutés sur leur statut, les enseignants maugréent. Pas question d’être les dindons de la farce, on ne prestera pas une heure de plus, notre boulot est déjà bien assez dur comme ça.
Pourtant, les résistances des enseignants sont aujourd’hui bien mal placées et s’ils pouvaient passer de l’indignation à l’engagement, ils auraient beaucoup à y gagner. Il n’y a pas que l’approche managériale importée des entreprises les plus brutales comme option.
Par exemple, revendiquer plus de mixité sociale dans les écoles, exiger un allongement du tronc commun jusqu’à 16 ans pour empêcher les orientations par relégation des plus faibles, renoncer au redoublement, affronter le défi des apprentissages pour tous avec des pédagogies adaptées aux enfants et aux jeunes issus des milieux populaires et fonder tous ces changements sur une revalorisation du métier d’enseignant, voilà d’autres façons de reprendre du pouvoir sur notre métier. Et nous ne travaillerons pas plus, mais autrement et en équipe.
À condition que ça ne soit pas les petits chefs qui détiennent la télécommande. À condition qu’ils fassent confiance aux équipes éducatives, à leurs compétences, à leurs capacités à innover, à créer dans leur contexte les conditions de la réussite pour tous. Et ça serait autrement plus excitant que d’assumer au jour le jour ses cours et ses leçons dans un système dans lequel rien n’est fait pour que ça marche.
Il y a une certaine ambigüité à tout attendre de changements dans les pratiques des enseignants et à leur dénier toute compétence et toute légitimité pour dire les conditions d’exercice de leur métier. Les enseignants sont actuellement tacitement considérés comme incompétents et peu impliqués, mais proclamés comme potentiellement acteurs principaux du changement. Dans chaque réforme, la liste des tâches qu’ils devraient accomplir s’allonge.
Or, les changements dans les pratiques ne pourront s’obtenir qu’en s’appuyant sur les compétences renforcées des enseignants et, surtout, leur capacité à s’emparer des leviers du changement (leviers pédagogiques et organisationnels).
Le temps de vol
est incertain
Du point de vue de leur temps de travail, les enseignants se situent à la croisée de deux mondes. D’une part un monde du travail dont le temps sert de mesure (nombre de périodes à prester), quasi à la pointeuse (les élèves font office de pointeuses). Il s’agit du temps de travail en classe. D’autre part un monde du travail dont le temps n’est pas explicitement mesuré et dont la mesure s’exprime en termes de tâches à accomplir (le temps du chercheur, du concepteur).
C’est cette deuxième partie de leur temps de travail qui leur procure la plus grande valorisation sociale puisqu’implicitement, elle leur reconnait les compétences aussi bien en termes de contenus qu’en termes d’organisation.
Le métier d’enseignant est un métier complexe et les enseignants sont des professionnels à qui l’on peut confier la responsabilité de l’organisation de leur travail. Cette responsabilité est par ailleurs exercée sous le contrôle de l’inspection et des chefs d’établissement.
Le nombre de tâches liées à l’exercice du métier est important et leur quantification peut varier fortement d’une période à l’autre en fonction du travail mené en classe, mais aussi des évènements de la vie scolaire, de la vie des élèves et des collègues, etc. Dès lors quantifier ce travail est non seulement illusoire, mais contreproductif. C’est comme si on demandait à un chercheur de découper son travail en activités distinctes et de quantifier une fois pour toutes et pour l’ensemble de ses recherches à venir des temps précis consacrés aux différentes activités.
En heures/semaine, beaucoup d’enseignants prestent plus que 36/38h semaine. Ceux qui parviennent à limiter leur travail hebdomadaire à 36 h ou qui en font moins doivent renoncer à certaines tâches pourtant nécessaires ou ajuster la qualité de leur travail au temps disponible. Nombre d’enseignants, par conscience professionnelle, n’y parviennent pas, ce qu’ils vivent difficilement.
C’est en organisant ce travail ensemble, en équipe et de manière autonome que les enseignants pourront se libérer de ce sentiment permanent d’en faire trop et de ne pas obtenir de résultat satisfaisant.
Lâcher de pigeons
politisés ?
Les enseignants travaillent déjà sur base volontaire en dehors des heures scolaires — le soir, le WE et pendant les congés scolaires —, simplement parce que les journées de travail sont trop courtes — temps de cours + fourches à l’école (celles-ci étant inutilisables pour un travail de concentration et servant aussi souvent de sas de décompression entre deux périodes de cours) — et parce que, à certaines périodes de l’année, la quantité de travail à effectuer est trop importante. Ce travail est tantôt individuel, tantôt collectif (petits groupes de collègues par affinités).
Pour que le travail collaboratif prenne réellement de l’ampleur, il ne faut pas légiférer sur du temps contraint en plus à prester, mais sur les conditions d’organisation, de formation, de responsabilité qui permettront qu’il s’implante réellement dans les pratiques. Et il n’est pas indispensable que 100 % des enseignants soient présents tout le temps.
Fonder la dynamique du changement sur la mobilisation des équipes pédagogiques et de leurs compétences, c’est se donner une chance de faire évoluer nos pratiques et de renforcer les apprentissages des élèves. Le développement du travail collaboratif au sein des équipes éducatives, sur base des principes énoncés ci-dessus, est en mesure de créer les conditions favorables à l’organisation, à l’intérieur de l’établissement, de lieux et de temps qui rendent possible la réflexion pédagogique sur nos pratiques.
Les instances régulatrices, les directions et les chercheurs pourraient ainsi devenir, non pas des prescripteurs d’injonctions, mais des partenaires qui accompagnent cette pratique réflexive et la consolident au niveau du système scolaire. Les enseignants, comme tout autre profession, ont besoin de regards extérieurs, d’analyses et de données issues de la recherche.
Mais pour cela, il va falloir se mobiliser sur autre chose que la simple défense du statut… quo.