L’omelette, c’est le plat que l’on choisit
de préparer quand on n’a plus
rien dans le frigo, rapide et facile, à
la portée de tous.
Faire une omelette, acte socialement et culturellement
reconnu comme le plus simple et
le plus évident, peut s’avérer fort compliqué
et devenir le symbole de la honte, une moquerie,
cette anecdote que l’on ne va cesser
de s’entendre raconter et qui va devenir une composante
de son identité.
Quoi, tu ne sais pas faire une omelette ? Tout le
monde sait faire une omelette ! Et pourtant… On m’a
demandé un jour de faire une omelette, je n’ai pas osé
demander comment faire, j’avais mis un litre de lait et
tout a brulé. Ce rigoureux et savant mélange des mets
est un cauchemar pour moi, comme pour d’autres le
sont les mots, les chiffres, les cartes…
C’est à cet épisode de ma vie, à cette histoire en
apparence anodine que je pense quand je suis face à
un groupe en situation d’apprentissage. Apprendre
peut être douloureux et humiliant. Surtout si, comme
dans mon exemple, celui qui sait n’a pas fait l’effort de
déconstruction des savoirs nécessaires et est pétri de
certitudes quant aux savoirs partagés. Le souvenir du
déplaisir, le gout amer qui restent chez l’apprenant sont
alors d’autant plus grands s’il constate que, dans les
yeux de l’autre, le problème, c’est lui, son ignorance, et
non des pratiques pédagogiques inadaptées. De nombreux
adultes, empreints de ces regards posés sur eux,
parfois contraints par une situation de chômage ou une
condition d’emploi, doivent apprendre, réapprendre les
savoirs de base, ceux qu’ils n’ont pas acquis à l’école et
dont ils gardent des souvenirs d’expériences douloureuses.
Alors, comment avoir le désir d’apprendre et y
prendre du plaisir malgré ces blessures, ces cicatrices ?
Comment oserai-je recuisiner un jour ? Comme
d’autres se demandent comment oser de nouveau
écrire. Quelles conditions sont nécessaires à ce que
je et d’autres retentions l’expérience et y prenions du
plaisir ?
Suffirait-il d’une motivation extrinsèque : faire plaisir
à son prof, c’est déjà se faire plaisir. Alors, il suffirait
que l’enseignant, le formateur s’émeuve de la détresse
de l’apprenant, qu’il croie en lui et lui dise « tous capables
» et celui-ci serait de nouveau consolé avec l’acte
d’apprendre ? Voyant briller les yeux de celui qui croit
en lui l’admirant enfin faire, il serait déjà heureux ?
Apprendre pour faire plaisir au prof et répondre à
ses attentes ou encore apprendre pour réussir ses examens
et répondre aux attentes de la société, peut-on
réduire à cela le plaisir d’apprendre ?
N’est-ce pas lorsque je suis loin de l’obligation d’apprendre
pour apprendre, mais lorsque je mets en sens
ce pour quoi j’apprends que je vais y prendre du plaisir ?
Pourquoi devrais-je cuisiner ? Pourquoi lire et écrire ?
Une réponse simple me vient : cuisiner pour manger,
acte indispensable à ma survie. Mais
je pourrais pour cela me contenter de
manger la cuisine des autres, en achetant
des plats préparés. Mais n’ai-je
pas le désir de prendre le contrôle sur
ce qui se passe dans mon assiette ? Les
pesticides, les ogms… est-ce que j’en
veux ? Et si je les veux, je dois savoir que je les mange et
les manger consciemment. Je souhaite vraiment laisser
à d’autres le choix des ingrédients ? Si je veux reprendre
le pouvoir sur mon assiette et créer mes propres plats, il
me faut trouver le chemin vers l’indépendance.
Comme l’illettré qui, faisant le constat de sa dépendance
à l’autre, désire maitriser les codes étrangers et
excluant. C’est l’expression de ce désir que l’on entend
chez des adultes qui suivent des formations en alphabétisation,
ce désir d’être là, dans la vie, de participer
au monde.
Au-delà d’enseigner à recopier les recettes préexistantes,
aux formateurs de tenter le postulat de la solidarité,
de l’égalité des intelligences et d’un monde meilleur
possible, de s’appuyer sur ces désirs du groupe sans
anticiper juste antécéder. Aucune recette pour donner
ou prendre du plaisir, mais des postulats, des croyances,
comme celle que le plaisir appartiendrait au formateur
comme au formé, cette impression de toujours grandir
grâce aux autres et avec les autres, de créer collectivement,
de laisser son empreinte, sa patte, de la voir
considérée par le groupe quel qu’en soient la grandeur,
la hauteur ou la mesure.
Et si on s’accordait juste un premier plaisir, formateur
comme formé, celui de se laisser surprendre par
ce que nous-mêmes et les autres arriverions à faire ensemble
?