Et si les sciences jouaient, à l’école fondamentale, un excellent connecteur pour des apprentissages variés ? Comme un chainon manquant, un fil conducteur, une porte d’entrée qui donne sens à tout le reste…
Dans la note [1]Secondarisation selon le sens d’É. Bautier et R. Goigoux, dans « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse … Continue reading du groupe central du Pacte, on peut lire que « La diversité des apprentissages et l’interdisciplinarité qui devrait accompagner cette diversité dès le début du maternel constituent un enjeu dans la mise sur pied d’un tronc commun renforcé et véritablement polytechnique. La diversité des situations d’apprentissage proposées en interdisciplinarité dès le début du maternel est le garant d’une base solide sur laquelle s’appuieront les apprentissages ultérieurs. » Mais comment organiser cette interdisciplinarité à l’école fondamentale ?
À l’ASBL Hypothèse, nous aidons les enseignants dans la mise en œuvre de projets scientifiques qui partent de situations complexes. Les nombreuses démarches de recherche que nous avons vécues et accompagnées, en classe, nous incitent à penser qu’en travaillant de cette manière, nous dépassons toujours le cadre de la discipline « scientifique ». Dans chaque projet, la pluridisciplinarité coule de source.
Comme le document socle actuel l’annonce, en premières lignes, dans la partie « éveil » : « pour construire des savoirs, il faut partir de situations complexes qui incitent l’élève à s’impliquer dans une recherche. » Or la réalité complexe n’est que rarement « monodisciplinaire », la situation de départ permet d’ouvrir plusieurs portes disciplinaires. Nous prendrons pour exemple notre dernier projet : « Passeurs d’eau ». La démarche démarre, selon les classes, par une visite d’écluses anciennes ou en activité, par une promenade avec la nouvelle navette fluviale qui parcourt un tronçon de Meuse à Liège ou avec une sortie au bord de l’eau pour voir passer les péniches… Les questions qui fusent naturellement de ces mises en situation et les recherches qui suivront[2] Les activités de construction de savoirs scientifiques qui, au-delà des contenus travaillent aussi les savoirs faire disciplinaires, ne sont pas décrites ici, mais peuvent être consultées … Continue reading permettront de construire des savoirs en sciences à propos des propriétés de l’eau, des vases communicants, de la poussée d’Archimède, de travailler les grandeurs (masse, volume, masse volumique….) et, de manière moins prévisible, à propos du cycle de vie des saumons, car les échelles à poissons observées à Angleur sur Ourthe, et Lixhe sur Meuse lors de la visite de l’écluse ont intrigué les élèves. On ne recule pas devant une motivation d’élève !
Au-delà des apprentissages en physique et biologie, ceux relevant du domaine géographique sont nombreux (lieux de construction des écluses, réseau hydrographique, différence canal, fleuve et rivière, le trajet parcouru depuis Anvers par la péniche vue sur la Meuse…). Les questions relevant des sciences humaines sont également convoquées (Comment s’organisent les transports des marchandises en Belgique, quels moyens et quels impacts ? Quelles pistes nouvelles ?). Lorsque les élèves se sont demandé pourquoi il existait des écluses à Esneux sur l’Ourthe alors qu’on n’y voit aucun bateau, le domaine historique a été lui aussi abordé. La rencontre des traces du passé carrier de la région, l’approche par des photos anciennes des métiers liés à l’extraction et au transport de la pierre ont même accroché les enfants de 3e maternelle. En mathématiques, des recherches sur le volume d’eau déplacé, sur le volume des bateaux et des mises en tableau de grandeurs proportionnelles (volume de la péniche et charge maximale) ont été réalisées. Dans cette perspective, l’apprentissage de savoirs « multidisciplinaires » est travaillé selon une logique guidée par la situation complexe qui les a convoqués et non, selon une logique scolaire suivant un ordre imposé des savoirs disciplinaires.
Parallèlement à la démarche de construction de savoirs en sciences, en sciences humaines, en histoire et en géographie, l’enseignant organise, au fur et à mesure, des activités de structuration qui peuvent relever de champs disciplinaires différents. Un domaine inévitable concerne les apprentissages langagiers. Notre attention aux pratiques langagières nous a souvent révélé que celles-ci suivaient, pas à pas, le cheminement de la pensée de l’enfant. Que ce soit lors de communication orale ou écrite, tout au long de la démarche, le langage est présent. Nous insistons sur la réalisation d’un cahier de traces qui suit les étapes du travail. Plus la recherche évolue vers une compréhension et l’acquisition de concepts, plus le langage accompagnant les sciences s’affine, se structure et se complexifie. Et cela concerne aussi les enfants non lecteurs ou débutants lecteurs.
Les ateliers d’éveil ne se limitent pas à des ateliers de découvertes commentées ou à des activités de manipulation concrète, ils doivent aussi permettre la catégorisation des phénomènes et des objets. Avoir une véritable question, confronter ce que l’on sait déjà à une nouvelle situation et à ce que savent et découvrent les autres est nécessaire. Passer de l’expérience concrète aux interrogations puis au savoir scientifique est un enjeu important à l’école fondamentale, et pour cela, il y a nécessité d’une secondarisation2 de l’action, passer des mains à la tête, pour permettre la conceptualisation. Le langage étant l’outil indispensable pour conceptualiser, il est évidemment au cœur d’une pratique scientifique scolaire.
Pour illustrer ces apprentissages connexes, nous continuons à prélever quelques exemples du projet sur les passeurs d’eau. Il y a eu l’expression spontanée à propos de la visite réalisée, qui sera d’ailleurs retravaillée pour en faire un compte rendu pour le journal local, avec les schémas annotés et les photos qui ont été prises. Dans le cahier, les idées de chacun sont collectées, avant de les tester. Concernant la limite de charge qu’un bateau peut transporter sans couler, la plupart des enfants pensent que ce qui importe, dans la flottaison, c’est la surface du bateau. La confrontation aux essais dans le bac à eau ne confirmera pas leur idée. Peu à peu, ils comprennent qu’ils doivent plutôt envisager le volume du bateau pour prévoir sa charge maximale. Le cahier de traces en consignant l’évolution des idées constitue un outil intéressant de métacognition pour l’enfant. Dans ce cahier, on perçoit bien le passage du « je pensais que… » au « maintenant je sais que… ».
Lors des activités de classe, pour comprendre les facteurs qui influencent la flottaison, ou pour appréhender les étapes afin d’avoir un niveau d’eau horizontal dans l’écluse, les idées du groupe sont écrites et dessinées, organisées sur des panneaux. Il y aussi la réalisation de protocoles, pour décrire une expérience à laquelle nous avons pensé, pour confirmer ou infirmer l’idée émise par certains que la quantité d’eau dans les bassins de l’écluse allait influencer la flottaison du bateau. Protocole qu’il a fallu écrire selon le mode injonctif, à l’infinitif. Le but de cet écrit est qu’il puisse être lu, compris et utilisé par un pair. Pour l’enseignant, c’est une occasion de travailler ce savoir-faire en français (appliquer le mode injonctif), d’une manière plus fonctionnelle qu’il ne le fait d’habitude.
Pour les plus jeunes, afin de travailler les apprentissages fondamentaux que sont la structuration du temps et, plus particulièrement, la chronologie, des schémas des étapes des expériences imaginées sont réalisés sur des cartes, le jeu fera l’objet d’un exercice en atelier : remettre dans l’ordre les étapes de l’expérience que nous allons ou avons réalisées. Il y a aussi des comptes rendus de résultats, des mises en tableau, des mises en graphique…
Forts des expériences et des pratiques langagières développées au cours des tâtonnements et défis précédents, aidés des traces de leur vécu et d’un lexique construit progressivement et recueillant tous les mots rencontrés (les mots nouveaux comme l’amont, l’aval, le canal, la poussée de l’eau, le poids du bateau, les vannes, le sas, l’éclusier, l’horizontalité de l’eau, la ligne de flottaison, la barge, les « betchettes », le chemin de halage… et, les mots pour décrire, pour expliquer, pour comparer, pour quantifier, pour qualifier…), les enfants ont de véritables outils pour écrire et communiquer leur travail.
Les protocoles écrits dans la forme choisie (narrative, injonctive, schématique) seront rassemblés pour constituer le fichier expérimental de la classe.
Dans le coin bibliothèque, l’enseignant a étoffé l’offre avec des livres narratifs et documentaires qui parlent de bateaux, de transports, de fleuves divers.
Pour rendre ces apprentissages connexes sous-entendus plus explicites, c’est-à-dire pour qu’ils fassent réellement l’objet d’activités d’apprentissages, nous proposons aux enseignants que nous accompagnons, un outil pour anticiper ces activités qui relèvent d’autres champs. La démarche d’éveil se trouve au centre, décrivant les activités de construction de savoirs scientifiques ainsi que leurs liens avec les traces au cahier de sciences tout au long du processus. Tout autour sont placés les apprentissages périphériques qui, identifiés au préalable par l’enseignant, peuvent dès lors faire l’objet d’une préparation réelle d’activité à proposer en atelier autonome ou en frontal.
En conclusion, à partir d’une recherche à priori scientifique, on peut développer des apprentissages dans de nombreuses disciplines, à la fois parce que la situation complexe de départ nécessite de convoquer plusieurs champs disciplinaires, mais aussi, parce que des savoirs faire transversaux (en langage, en mathématiques, en construction des repères temporels,) sont des outils nécessaires à la structuration.
Cette manière de travailler semble émaner d’un processus naturel, qui suit le cheminement de la pensée. Elle donne des résultats tant dans la motivation des élèves que dans l’appropriation des concepts scientifiques, elle donne sens à l’exercice de compétences variées, en français notamment.
Notes de bas de page
↑1 | Secondarisation selon le sens d’É. Bautier et R. Goigoux, dans « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue Française de Pédagogie, n° 148, 2004. |
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↑2 | Les activités de construction de savoirs scientifiques qui, au-delà des contenus travaillent aussi les savoirs faire disciplinaires, ne sont pas décrites ici, mais peuvent être consultées dans la brochure « Passeurs d’eau » sur le site : www. hypothese.be |