Points d’éthique

Pour de multiples bonnes raisons, je souhaiterais, à tout jamais, voir les bulletins disparaitre. Pourtant, non seulement, je les complète, les rédige, les remets, et je m’y investis consciencieusement. Face à cela, quand Marc reçoit ses résultats, il a un regard vide, distant…

Marc, neuf ans, est un enfant que l’on remarque, assez rapidement, en classe. Il y a, dans ses attitudes, quelque chose d’étrange. Il n’inspire pas vraiment la sympathie et ne se montre pas empathique. Il semble ne pas comprendre le sens des choses. Il est « à côté ». Il ne pense qu’en termes de judo dont il parle à tout propos. Toujours dans la compétition, il triche systématiquement aux jeux collectifs, pour ne pas perdre. Il fonce, il veut être le premier, il écraserait les autres pour entrer ou sortir de la classe. Face aux apprentissages scolaires, Marc parvient bien à appliquer des procédures. À la maison, il est suivi, drillé, il mémorise et il peut ainsi exceller dans la restitution. Les calculs rapides n’ont plus de secret pour lui. Mais il ne crée pas de liens. Il ne transfère pas. Il ne comprend pas des situations problèmes simples ou le sens d’un récit. Il ne parvient pas à écrire un texte suivi de quatre lignes. Travailler en équipe est une gageüre. Il a besoin de l’aide de l’adulte pour appliquer la consigne. Ainsi, l’analyse franche qui a en été faite par un de nos collègues tient en une phrase : « Il n’a pas toutes les frites dans le même sachet ! » Pas de quoi s’étonner dès lors quand le bulletin reflète quelques fragilités !
Et pourtant, en un an et demi, quels progrès ! Ça reste difficile, mais Marc s’ouvre : il parle moins du judo, il se rapproche des autres, s’exprime un peu plus au conseil, commence à rédiger de courts textes…

Conflit de valeurs, valeur des points

Alors, pour une fois, j’ai retiré des cotes du bulletin de Marc : pas celles dans lesquelles il est performant, les autres. Parce qu’on ne peut pas avoir dix-huit sur cent, en quatrième primaire, parce que j’ai réalisé des évaluations trop peu représentatives dans le seul but d’avoir des résultats chiffrés, dans une commande qui ne me semble pas légitime, surement pas au bon moment, probablement sans avoir assez travaillé avec lui. Ainsi, à la place des points, j’ai précisé dans le commentaire : « C’est trop difficile pour Marc, en ce moment. Il ne parvient pas à réaliser l’exercice seul, il n’est pas prêt. »
Au regard du directeur, cependant, il aurait dû l’être ! Et il est urgent que les parents prennent conscience de ses difficultés. Ainsi, les mauvais résultats deviennent un levier, pour que l’aide scolaire nécessaire se mette en place. Je comprends le discours : ce n’est pas la première fois que nous parlons des difficultés de Marc face auxquelles je me sens impuissante. Il a d’ailleurs déjà effectué des bilans chez des spécialistes dont il nous manque, c’est vrai, les résultats pour travailler aux aménagements possibles, en classe. Noter ses échecs, c’est rendre visibles, lisibles, ses difficultés et l’aide qu’il nous semble nécessaire de lui apporter… ou notre limite à lui permettre d’apprendre uniquement à l’école.
Avec le commentaire, le constat est le même : Marc ne parvient pas à faire… Mais ils donnent une porte de sortie : pour le moment !
Notre choix d’école de remettre des bulletins est néanmoins sans équivoque : ils indiquent les performances des enfants dans ce que nous considérons comme devant être acquis, à un moment donné. Les programmes que nous suivons (et anticipons) témoignent de notre œuvre de sélection déjà face à des enfants de neuf ans. Dans ce contexte, les notes de Marc (et des autres) se justifient… Ou justement pas !

Pour parler d’éthique

Marc aime la compétition et, les points, il les gagnera probablement. Qui plus est, ses dix-huit pour cent ne reflètent pas ses réelles difficultés, ils ressemblent presque à un accident. Mais, ils me permettent de passer le relai : après tout, quand le temps scolaire ne semble pas suffire (et il est toujours trop court), nous choisissons le recours à des spécialistes, mais aussi le suivi et l’implication plus assidus des parents.
Avec ce bulletin, ce qui me semblait le plus juste était d’ouvrir à autre chose : quitter la compétition, la performance, les résultats, le besoin d’être premier, penser au-delà des matières et des trucs, approfondir la coopération… Le dire ne suffit pas. Je voulais bien faire, montrer l’exemple par le choix de quelques lignes, promesse d’un temps nécessaire, plutôt que dans la cote, preuve de l’échec.
Non ! Je ne voulais pas noter ce dix-huit sur cent. Violent ! La direction l’a demandé. Je l’ai fait, sans même insister ou résister…
J’en ai pleuré… La fatigue, sans doute !