Dans une classe de 2e secondaire dont je suis titulaire, j’ai instauré un Conseil hebdomadaire depuis l’année précédente. Il y arrive souvent des doléances qui sont prises très au sérieux. Que pouvons-nous changer ? Comment s’organiser ? Quels apprentissages se nichent là ?
Cette fois-là, un des points mis à l’ordre du jour (OJ) stipule ceci : discuter des livres de néerlandais enfermés.
De quoi s’agit-il ? Une élève explique au Conseil : « L’école a acheté, à la demande du professeur de néerlandais, de nouveaux livres beaux et chers. Les élèves paient une location, mais les livres doivent rester à l’école, enfermés dans une armoire avec cadenas. Seul le professeur a la clé. On n’est pas d’accord. »
Je demande si elles en ont déjà parlé avec le professeur. Oui et il leur a dit que c’était un ordre du directeur. À la question « pourquoi ? » posée par les élèves, le professeur a répondu que si les livres partent dans les maisons, ils vont s’abimer.
C’est ce motif-là plus encore que le cadenas lui-même qui révolte les élèves : « Pour qui ils nous prennent. On n’est pas des sauvages. On va pas leur bouffer leur bouquin. Et puis d’ailleurs, on paie. » Et l’une ajoute : « Nous, si c’est comme ça, on ne fait plus de néerlandais. »
Les élèves savent maintenant qu’au Conseil, quand il y a plainte, il y a recherche de propositions pour s’en sortir. « Passer de l’émeute à la lutte organisée » me traverse l’esprit. Souvenir d’évènements et d’une lecture qui les commente[1]Jeunes immigrés dans la cité : protestation collective, acteurs locaux et politiques publiques, Andréa Rea.. Et aussi d’actions menées ici et là, dans les quartiers.
L’élève présidente demande qui a quelque chose à proposer. Les propositions fusent :
« Eh bien, on ne fait plus néerlandais. C’est grève. »
« On parle au préfet pour qu’il arrange les choses. »
« Qu’une élève responsable au moins ait une clé du cadenas pour au moins pouvoir prendre les livres quand il y a un prof malade. »
« Aller voir le directeur ! »
« Prouver qu’on sait garder des livres. »
Chacune trouve naturellement sa proposition la meilleure. Je demande qu’on prenne un temps pour les analyser : voir si elles sont toutes bonnes, si on les garde toutes, s’il n’y a pas un ordre à suivre.
« La grève, on ne peut pas faire ça comme ça et on risque des punitions. »
« Le préfet, il est gentil, il essaie d’arranger les bidons avec nous. Mais ici, il va dire que c’est pas lui. »
« Avoir la clé, oui, mais c’est pas assez. On doit aussi emmener les livres à la maison. »
La présidente demande : « Est-ce que tout le monde est d’accord de faire quelque chose ? » Une élève interroge : « Pourquoi tu demandes ça ? » Elle répond : « Parce que je crois qu’il y en a qui ont peur. »
« Qu’est-ce qu’on fait en premier ? »
Réponses qui deviennent des décisions :
Le Conseil est fini. À l’OJ pour le prochain Conseil : Comment on va faire avec le directeur pour les livres de néerlandais ?
Au Conseil suivant, c’est le seul point à l’OJ.
La question se pose d’abord de savoir si on va envoyer des déléguées. Rapidement, la réponse est non : c’est toute la classe qui y va.
Puis s’entame un petit débat autour de « Pourquoi c’est le directeur qui décide pour le prof de néerlandais ? Mais est-ce que ce n’est pas une excuse du prof ? Elle dit peut-être que c’est le directeur comme ça nous, on ne l’engueule pas, elle. »
Petite remise en question de la décision : « Est-ce que c’est bien chez le directeur qu’il faut aller voir ? » Ce qui amène la question : « Mais qui peut décider quoi dans cette école ? Seulement le directeur ? Et les profs, ils n’ont rien à dire ? Et nous ? »
« Ouais, OK ! », dit la présidente « Mais bon, la décision c’était : on va chez le directeur. Faut pas changer, pas reculer avec des discussions. Allez, levez-vous, on y va ! » Je nous voyais déjà, à la rue, sans autorisation, puis débarquant chez le directeur sans crier gare… Qu’est-ce que ça allait donner ? Une élève m’interpelle : « Dites, mais il est au moins là le dirlo ? »
Des élèves se demandent comment on fait avec un directeur qui en plus est toujours sur un autre site (à 15 minutes à pied).
Je demande la parole : « Je propose que les questions importantes à propos de qui décide quoi dans l’école, on les voit au cours d’étude du milieu. Pour moi, je sais que si je veux voir le directeur et, surtout, qu’il ait le temps de m’entendre, je dois prendre un rendez-vous. »
La question se pose alors de savoir si on lui parle ou si on lui écrit.
Décisions en fin de Conseil :
Le Conseil est fini. Entretemps, on s’est mises au travail pour le cours d’étude du milieu ! On commence par faire la liste de toutes les personnes qui sont dans l’école en essayant de nommer leurs fonctions.
Par sous-groupes de trois, les élèves doivent alors faire l’organigramme de l’école de façon à faire apparaitre les liens, comme elles les voient, entre toutes ces fonctions. On compare, on débat. Je me souviens entre autres d’une discussion épique quant à la place de la femme d’ouvrage à placer en dessous, au-dessus ou sur le même pied que les élèves.
Certaines se nommaient déjà celles qui ont fait des études et doivent quand même être au-dessus et la femme d’ouvrage elle avait qu’à juste nettoyer… « Tu dirais pas ça si c’était ta mère ! » Bref, un débat houleux et intéressant qui nous faisait vivre des changements de positions et de discours selon que l’on se considérait le dominé ou le dominant de l’autre.
Enfin, on a joué des jeux de rôle avec la consigne de mettre en scène des relations entre tels et tels acteurs dans une situation précise. Il me semblait que ce travail nourrissait l’action pour les livres et vice versa.
Troisième Conseil sur le sujet.
Un seul point à l’OJ : Comment on fait pour écrire et parler au directeur ?
Écrire, des élèves ne voulaient pas le faire : « Parce que nous, on parle, on crie. » « Ouais, mais si tu cries y t’écoutera pas. » « Si tu cries, ils ont peur ! » « Et puis, on ne sait pas comment on écrit à un dirlo. »
D’autres élèves parlent de « Comme ça, on a une preuve sinon y en a qui disent : ah non, vous avez pas dit ça ou ouais vous avez dit ça… Comme ça, on peut se souvenir et on dit, mais c’est écrit là et on est sûr d’avoir nos mots à nous. Il faut écrire qu’on n’est pas des sauvages. »
Puis vient une demande adressée à moi : « Est-ce qu’on peut passer du temps à écrire la lettre au cours de français, comme ça, on le fait toutes et on prend ce qui est le mieux dit dans chaque lettre. »
Je donne mon accord et cela devient une décision.
« Puis, il faudra attendre qu’il nous dise quand il viendra et qui va parler quand il viendra. »
La présidente dirige, on fait des listes de responsabilités : qui va faire quoi, qui va dire quoi, qui porte la lettre, qui arrangera le local en rond, quelle sera la place de celles qui vont parler les premières. « Et on essayera d’abord au cours de français et quelqu’un fera le rôle du directeur. »
On en reste là à la fin de ce troisième Conseil.
Dans le courant de la semaine, les décisions et les responsabilités sont exécutées. La lettre est portée chez le directeur.
Il nous fait savoir par le directeur de notre site, sans écrit — ce qui déçoit les élèves parce que « ça ne fait pas sérieux qu’il ne nous ait pas répondu de sa main » — qu’il nous recevra chez lui, avec une boisson, tel jour à telle heure.
Ah bon. Les élèves paniquent un peu, sont déstabilisées.
Je leur demande ce que ça change pour elles en m’en doutant un peu : ce n’est pas chez elles et c’est le directeur qui semble orchestrer, en toute bonne foi…
« Ouais, il va faire le gentil, il va nous donner du coca et nous, on ne saura plus parler, il va parler avant et il va nous faire des enroules et on va pas avoir les livres. »
« Mais pourquoi ils nous prennent toujours pour des sauvages ? »
Nadia qui s’est proposée pour parler la première apporte une idée qu’elle présente comme sage : « On arrive, on s’assied, on lui dit qu’on parle d’abord et qu’on boit après. »
Les élèves ont mené cet entretien de façon magistrale, en se relayant très calmement (alors qu’on les connait comme excitées, voire violentes) et elles ont obtenu une rencontre entre la classe, le directeur et le professeur de néerlandais. À l’OJ de cette rencontre : organiser un arrangement avec des responsables des clés et des livres pour qu’à la fois ils soient disponibles et ne s’abiment pas. Ombre au tableau : quand le directeur est venu dans la classe, une élève a voulu parler en même temps que lui, prise dans le feu de l’action. Réaction du directeur : « Pas sauvage, vous disiez ! » Ce qui a laissé un gout amer, arrivé dans un suivant Conseil : « Mais pourquoi ils nous prennent toujours pour des sauvages ? »
Notes de bas de page
↑1 | Jeunes immigrés dans la cité : protestation collective, acteurs locaux et politiques publiques, Andréa Rea. |
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