Une école comprenant quatre classes maternelles et cinq primaires et située en Réseau d’Éducation Prioritaire (REP), dans la banlieue de Lille, était en perte d’effectifs. Les résultats scolaires y étaient en baisse constante, il y régnait beaucoup de violence (incivilités, bagarres, racket…) Une équipe d’enseignants Freinet a investi cette école pour réaliser une expérience qui a duré cinq ans et qui continue encore à l’heure actuelle. Les résultats de cette expérience sont, en grande partie, positifs. Les enfants se sont (re)mis à apprendre. Mais pourquoi ?
Du travail et des enfants auteurs
Nous avons délibérément choisi l’entrée en Pédagogie Freinet par le travail. Nous n’avons pas organisé dans un premier temps les conseils, les règles de vie, les « métiers », mais nous avons organisé le travail. Pas n’importe quel travail, mais un travail comme Freinet le concevait, un travail émancipateur, qui n’est pas noté, qui n’est pas « marchandisé », qui n’est pas assujetti au maitre ou à l’institution.
On écrit, on peint, on danse, on fait une recherche mathématique… non pas pour être noté, mais pour s’exprimer, créer, communiquer, pour accroitre sa « puissance de vie ». Nous avons donc institué l’enfant « auteur ».
Pour le faire, nous avons organisé « l’entretien du matin », des ateliers d’expression libre (en texte, en théâtre, en musique, en peinture, en modelage…), la préparation de « conférences d’enfants » en étude du milieu, et en particulier, la recherche mathématique individuelle, où l’enfant pressent, pour lui, un accroissement de puissance possible et où il peut investir son désir. Voici l’exemple d’une recherche individuelle d’enfant du CE1. C’est une enfant en difficulté scolaire. Cette recherche a pour point de départ une création mathématique. Cette recherche est publiée en pièce jointe, en bas de cet article.
De la production collective et du sens
Évidemment, nous avons pris en considération la dimension sociale et coopérative de l’activité de chaque élève. La pédagogie Freinet institue « des rapports coopératifs de production des savoirs ». Dans la classe, les savoirs ne viennent pas que du professeur, mais sont construits ensemble, de façon coopérative, et c’est cette démarche de production des savoirs qui transforme le rapport au savoir des élèves.
Par exemple, pour l’étude de la langue écrite, nous avons mis les enfants en position de chercheurs sur leurs propres productions en instituant des séquences collectives de découverte de la langue. Ce sont leurs remarques qui étaient prises en compte pour lentement élaborer des règles d’orthographe et de grammaire. Ainsi, les savoirs ne sont plus considérés par les élèves comme extérieurs, lointains, inatteignables. Cette transformation du rapport aux savoirs est aussi une condition de la mise au travail.
Aucun sens ne nous sera jamais donné, nous devons créer notre propre sens. Nous nous sommes attachés à ce que chaque classe crée son propre sens en créant son « patrimoine culturel de proximité », constitué par toutes les créations et découvertes des enfants (textes libres, recherches mathématiques, conférences d’enfants, créations musicales…) Ce patrimoine constitue un lien avec le patrimoine de la culture universelle.
La classe crée son sens en créant sa propre histoire. Nous sommes partis des recherches, des créations des enfants, mais aussi des évènements de la classe (pendant les entretiens, les présentations…). Ainsi, la classe crée sa propre histoire, « l’histoire de la classe ». Ces créations de sens sont aussi des conditions de la mise au travail des enfants. Ils travaillent pour créer leur patrimoine, créer leur histoire.
De la longue durée
Une activité personnelle engagée un jour est à peu près assurée de pouvoir être poursuivie le lendemain, et ce aussi longtemps que nécessaire pour un même projet. L’étude montre qu’un élève impliqué dans un processus personnel authentique ne se lasse pas, et projette son activité dans le temps long. Il ne réalise pas une tâche ponctuelle, mais s’inscrit de façon créative dans son propre devenir.
Par exemple , la pratique d’écriture se substitue aux « leçons de français » : chaque élève écrit chaque jour un texte personnel, et ce tout au long de l’année. La semaine n’est pas découpée en jours de vocabulaire, de grammaire, d’orthographe ou de production d’écrits, elle est la continuation ininterrompue d’une activité permanente d’écriture. C’est la condition
sine qua non pour que s’élabore un processus : l’élève s’installe progressivement dans un mouvement qui mobilise le désir de façon toujours plus subtile et profonde. L’écriture n’est plus une tâche scolaire formelle et obligatoire, mais une aventure personnelle et singulière. On dirait, de façon philosophique, que
l’enfant y rencontre sa solitude. Il investit l’écriture de double façon : thérapeutique et créative.
À condition que l’écriture soit libre, et que le contexte social soit favorable (qualité d’accueil et d’écoute du groupe, situations de communication et de valorisation, longue durée, etc.), chaque enfant opère spontanément un investissement symbolique et fait de l’écriture une pratique de réparation. Dans le même mouvement, il crée de la culture à condition que les contraintes soient pertinentes (accompagnement dans le travail de la langue et la maitrise du code, pratique littéraire sans désappropriation du processus d’expression personnelle). Les conditions didactiques sont la multiplicité et la diversité des productions, la dévolution (de forme et de contenu), la continuité dans un temps long, et la communication sociale des productions. Pour que le processus se maintienne, il ne doit pas être soumis à des interruptions intempestives.
Pour remettre les enfants au travail, nous avons donc choisi de les rendre « auteurs » de leurs tâches, « co-auteurs » des pratiques sociales du groupe classe, « auteurs » du patrimoine culturel de la classe. Nous avons favorisé la créativité, les « processus singuliers de longue durée » par rapport aux « procédures » et nous avons transformé le rapport aux savoirs en transformant les rapports humains dans la construction coopérative de ces savoirs. Pour conclure, nous pourrions dire comme Nicolas Go :
« Ce n’est pas parce que les enfants s’ennuient qu’ils ne travaillent pas, c’est parce qu’ils ne travaillent pas qu’ils s’ennuient. »