« Je n’aimerais pas être traitée comme on les traite ! » Cette phrase pont-levis ba-lancée par une des éducatrices d’un centre d’accueil pour femmes « légèrement handicapées » est le mot d’ordre de l’entretien qui suit. La rigueur dans son pendant péjoratif, se confondant avec sévérité, enfermement, rigidité de l’esprit et peur.
Anne a été engagée dans cette structure d’accueil en tant que psychomotricienne pour un remplacement. Elle aimerait rendre compte de la précarité sensible à laquelle ces femmes ont été confrontées dans un cadre qui se voulait accueillant. Une maison de maitre, un jardin. Un encadrement formé de plusieurs éducatrices, un psy, un ancien curé, une infirmière, une assistante sociale et une directrice.
Anne parle de son expérience à travers un regard de terrain, un œil au cœur vivant et des visions sensibles. Rencontrons quelques-unes des femmes de ce lieu. Écoutons le corps et le cœur d’Anne qui racontent qui elles sont, étaient et non pas ce qu’elles sont, étaient.
Annette, septante ans, mariée puis retrouvée en home, la peau douce comme une pêche mure. La p’tite Anne-Marie, dix-sept ou dix-huit ans, estampillée quart-monde, jolie et « inadaptée ». Fleur, trente-cinq ans, qui a appris à lire à trente, tamponnée « manipulatrice », obsédée par Anne et son écoute. Trois femmes « légères »… non, débiles légères. Trois destins, trois vies, lesquels au nom de l’ordre, du silence, du calme et de la « quiétude de chacun » ont été traités pour leur bien, contre leur mal.
Anne, quelle était la loi dans cette institution ?
« Tu fais comme tu le sens », m’a-t-on dit quand j’ai questionné la loi. Mais les règles étaient multiples. Par contre, les lois acceptées pour annihiler leurs « maux » sont connues : médication lourde, stérilisation, déni de leur personnalité, infirmation de leur singularité…
Face à cet étalage d’impuissance et de retrait, quelle a été ta rigueur ?
Je n’aime pas ce mot, mon côté rebelle surement. J’ai fait preuve de peu de rigueur, au contraire. Avec Fleur, toujours derrière moi, j’ai placé quelques limites pour qu’elle me colle moins. Mais je n’avais pas (et encore aujourd’hui) de loi, intérieure ou extérieure. Je me suis permis moult petites libertés contre ce « système » aliénant. L’institution ne m’avait rien demandé, mais ce qui est devenu ma force, venant du cœur, c’est l’action contre la violence, la déshumanisation. Disons que ma rigueur a été que l’on n’abandonne personne. Mon autodiscipline, ma force dans cette expérience est d’être entrée en empathie, en lien, d’avoir été disponible autant que possible.
Quels ont été tes garde-fous ? Comment se protéger face à certains qui ne connaissent pas la protection (des autres ou d’eux-mêmes) ?
C’est le pendant de toutes ces expériences. Ça n’aide pas pour soi. Je n’ai pas eu de carapace, ni de coquille, mais c’est comme ça. Beaucoup d’autres s’enfermaient derrière un bouclier. Je suis passée par la révolte, la tristesse, mais j’ai toujours résisté contre le déni et le retrait. Chaque soir, je me sentais démolie, mais ce sont ces femmes qui ont été ma sauvegarde. Par exemple, j’ouvrais un espace intime aux femmes durant mes gardes. Ma porte n’était pas fermée à 21 h (alors que nous étions de garde jusqu’à 22 h) comme celles des autres éducateurs, lesquels me l’ont reproché, invoquant que leur rôle deviendrait celui des méchants, de ceux qui refusent. Je leur ai dit d’assumer leurs actes. Leur rigueur était celle qui les arrange. Fermer sa porte pour délimiter, fermer sa bouche pour taire ses émotions, ses élans, ne plus être, mais faire, faire selon des règles sans sens, ni valeur. Faire et faire faire étaient devenus les deux étalons des comportements des éducateurs. Comme à l’école, quand on place un cadre. À qui profite le crime ? Non, le cadre arrange l’école et ses « responsables ».
Peux-tu donner des éléments de cette ambivalence (rigueur institutionnelle et laxisme professionnel) dans cette institution ?
Toute liberté individuelle était cadenassée, mais les femmes préparaient leurs boites à chaussures (pour ranger les médicaments) elles-mêmes en se servant dans des armoires à pharmacie constamment ouvertes afin qu’elles « s’autonomisent », alors qu’elles ne pouvaient pas pisser ou fumer seules et qu’elles étaient considérées comme des invalides sociales.
Autre exemple, celui de la bonne santé à tout prix. Pourtant, pour Annette, on n’a pas eu beaucoup d’égard, mais il faut dire qu’elle était vieille. Suite à une perte de poids express et conséquente, Annette perdait son dentier. La kiné indique qu’il lui faut soit un nouveau dentier soit un implant de dents, ce que Annette souhaite. Annette a les moyens de se le payer puisqu’elle a 300 000 FB d’épargne. Mais finalement, on ne retrouve plus l’argent et Annette n’obtiendra rien de nouveau. Fleur a aussi été détroussée d’une coquette somme d’argent. Ses parents ont d’ailleurs porté plainte. Les deux parties en sont arrivées à un compromis avec l’institution (sous régime associatif) pour que Fleur soit remboursée. Annette, elle, a continué à perdre son dentier.
Fleur a appris à écrire à la trentaine, dans un groupe d’alphabétisation. Mais écrire une carte postale était éreintant. Dans le cahier décrivant leurs pathologies ou leurs comportements, il était écrit que Fleur est une manipulatrice. Il fallait donc se méfier d’elle. Fleur était amoureuse et voulait se fiancer. Toute forme de rapport à la sexualité était bannie, tue. Son père, soupçonné d’abus sur sa fille et sur une autre fille, depuis suicidée, a confirmé l’interdiction de rapports sexuels et sentimentaux (dans leur ordre de priorité). Certains éducateurs et la directrice ont fermé les yeux quand les fiançailles (échange d’anneaux et baiser) ont été célébrées lors d’un weekend résidentiel organisé par le groupe alpha. Puisqu’elles avaient eu lieu sur un territoire extérieur, ces fiançailles n’étaient pas reconnues face à l’autorité omnipotente en un seul lieu.
Et la petite Anne-Marie, celle qu’on a violée, humiliée depuis l’enfance, obligée par les « pouvoirs subsidiants » de travailler dans un atelier protégé, refuse. Elle refuse le travail et de faire partie d’un quota. Plusieurs méthodes sont employées afin qu’elle culpabilise : « Oh, Anne-Marie, elle ne travaille pas, elle est contre. » J’ai cherché un atelier plus créatif, mais vu qu’elle était jolie, l’institution a craint qu’elle ne se retrouve maquée si elle sortait du système. La directrice, ne trouvant pas de prise sur Anne-Marie, l’a envoyée au centre SANATIA, avec les vrais fous, grâce à une convention entre l’hôpital et le centre d’accueil. L’objectif étant, à court terme, qu’elle soit stérilisée afin de ne pas perpétuer son mal (-être ou faire) et son malaise. L’institution sans ressources l’a donc abandonnée en hôpital psychiatrique. Ses affaires dans des sacs-poubelle, elle se retrouve punie d’avoir dit non à l’institution, non à la stérilisation, reléguée au ban d’une société vilipendeuse des démunis. Grâce à l’infirmière sociale, nous avons pu reprendre contact avec la famille d’accueil de Anne-Marie qui a pu l’entourer et la guider vers une autre institution plus adéquate, espérons à l’écoute. Anne-Marie a été mise sous tutelle de cette famille, mais la suite reste incertaine pour cette jeune fille.
Anne, où est le recours pour ces femmes ? Qui les respecte ?
Dans ce cas précis, le centre de séjour annexe à l’institution (d’ailleurs en conflit avec elle) a permis des libertés et des temps de pause pour ces femmes. Par exemple, dans l’institution, elles devaient payer des amendes quand elles ne suivaient pas une règle (laquelle règle pouvait être enfreinte à tout moment par un membre du personnel, comme fumer dans certains lieux). Dans le centre de séjour annexe, aucune amende. Quelques psys aussi ont entendu leurs voix. C’est au niveau humain que le lien s’est parfois créé, avec des gens qui ont osé passer par-dessus les règles de cette institution.
À qui la faute ? Où sont les failles ?
Certains défauts de tout système se retrouvent ici. Le pouvoir de l’argent, le pouvoir du pouvoir et surtout, à mon avis, la peur d’être considérés comme des handicapés à force de les côtoyer et d’être considérés comme des soignants inférieurs du fait que l’on travaille avec des personnes jugées inférieures. La volonté de différenciation à tout prix… au point de ne plus toucher ces femmes, de leur interdire une poignée de main pour dire bonjour.
Pourquoi es-tu différente, Anne ?
Je me suis sentie proche d’elles, plus proche d’elles que les éducateurs. Je fonctionne par le positif, je vais chercher ça chez les gens que je côtoie. Comme chez l’une des femmes très laide au centre, j’ai fini par faire attention à la moitié de son visage qui n’était pas hideux. Et j’ose le regard, le lien. Au niveau professionnel, il faut aller voir ailleurs, sortir d’un seul cadre professionnel, continuer à se former, éviter l’habitude et la routine, lesquelles dans ce genre de lieux sont mortifères et nécrogènes. Et l’institution, quelle qu’elle soit, devrait faire circuler le personnel encadrant. Et créer des lieux d’échange des pratiques. Je connais peu de lieux de ce genre qui l’entendent de cette manière.
Raconter ici et ailleurs, y a-t-il un effet ?
Oui, ma rigueur est de dire, de les défendre pour lutter contre la rigueur comme prétexte. Lutter contre la loi qui « protège » contre les fous, les handicapés, les indigents et qui permet des petites lois individuelles qui cautionnent les dérapages et les perversions, lesquels font néanmoins partie de l’expérience humaine, mais qui ne doivent pas être soutenus par un système.