Rebond au texte de Sabine
Dans son texte sur l’enseignement des sciences , Sabine insiste à juste titre sur les méthodes d’enseignement comme étant porteuses en elles-mêmes, et indépendamment du contenu, d’imprégnation politique implicite (ex. de l’observation de la bougie). Appliquons son enseignement à son enseignement !
Ce texte montre bien que toute activité d’apprentissage, quelle qu’elle soit, est nécessairement porteuse :
– non seulement d’instruction, comme apprentissage d’un certain contenu ;
– mais aussi d’éducation, comme valorisation de certaines attitudes plutôt que d’autres : autonomie ou respect des consignes, rigueur et précision, créativité,… ;
– et de socialisation, comme institutionnalisation de certains types de rapports sociaux et des positions complémentaires qu’y occupent les uns et les autres : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas,…
Cohérence
J’utilise aussi souvent des stratégies semblables en formation, qui visent à déstabiliser, à remettre en questions les représentations dominantes, à déconstruire pour, on l’espère, reconstruire. Cet effort d’analyse des effets implicites des pratiques, il est intéressant de s’obliger à l’appliquer à nos propres pratiques d’enseignement, y compris celles qui visent à montrer que les pratiques sont porteuses d’effets socio-politiques, celles qui visent à démonter les ressorts idéologiques implicites. L’exemple de l’observation de la bougie est comparable à un exercice d’observation (d’une impasse, un café, une église,…) que je pratique souvent avec mes étudiants en sciences humaines. De quelles instruction, éducation et socialisation, ces exercices sont-ils peut-être porteurs ?
Instruction
Les objectifs d’apprentissage concernent principalement l’observation et la didactique des sciences et sciences humaines. Il s’agit de découvrir que l’observation dépend toujours du projet de l’observateur en fonction de son histoire personnelle et en lien avec les attentes supposées du destinataire du rapport d’observation, elles-mêmes en lien avec le contexte dans lequel se déroule cette observation[1]Pour un développement de cette conception de l’observation, voir Bunge Mario, dans Michiels-Philippe M-P., L’observation, Delachaux et Niestlé, 1984 ; et également le très beau texte … Continue reading. Il s’agit aussi de découvrir l’importance d’expliciter les critères d’évaluation quand on donne des consignes de travail et de montrer qu’en l’absence d’une définition explicite des critères de pertinence d’une tâche, ceux qui ne savent pas en décoder l’absence sont mis en échec. Objectifs déterminants pour l’autonomie du questionnement, principe élémentaire de toute démarche scientifique.
Éducation
Ces activités sont porteuses aussi de valorisation implicite d’attitudes (et donc de valeurs). Elle valorise principalement, me semble-t-il,…
– l’autonomie, mais ici une autonomie anticonformiste : faire des considérations esthétiques sur la couleur de la bougie ou remarquer le raccordement électrique de l’église ;
– la pensée divergente : retourner la situation inconfortable (observer sans savoir pourquoi) et l’exploiter à son avantage (affirmer son autonomie) ;
– le dilettantisme sympathique : plaisanter sur le magasin fréquenté par la prof pour l’achat de la bougie ou sur le raccordement aux égouts de la maison classée.
Bien sûr, l’objectif est de faire prendre conscience aux étudiants des effets de soumission intellectuelle de leur histoire scolaire en général et des cours de sciences ou sciences humaines en particulier. Mais qui risque de sortir renforcé et qui infériorisé de ces activités ? L’anticonformisme, la pensée divergente, le dilettantisme sympathique ne sont-elles pas des attitudes de classe ? N’y a-t-il pas risque de connivence culturelle pour certains et de trahison supplémentaire pour d’autres ?
N’est-il pas fréquent qu’une pratique émancipatrice, dans le sens d’une éducation à l’anticonformisme, d’une remise en question critique des codes et de l’ordre établi ne soit aussi une pratique d’exclusion pour les besogneux scolaires issus des classes populaires, de ceux qui ont dû tellement trimer pour s’approprier des codes tellement étrangers pour eux qu’il leur est inimaginable que ceux qui les leur ont imposés leur demandent ensuite de les remettre en questions ? Ce qui ne justifie d’ailleurs nullement de renoncer à ces pratiques émancipatrices, mais bien d’être attentifs à leurs éventuels effets pervers.
Socialisation
Ces activités sont aussi porteuses d’un fameux paradoxe en matière de socialisation. Pour faire prendre conscience de la toute-puissance de celui qui sait ce qu’il attend par rapport à celui qui ne sait pas ce qui est attendu de lui, l’enseignant utilise lui-même sa toute-puissance pour mettre ses élèves en situation d’en souffrir. Il y a celui qui sait et ceux qui ne savent pas, et dans ceux qui ne savent pas, ceux qui peuvent deviner, parce que plus proches de celui qui sait, ou parce moins (dé)formés par l’inculcation antérieure des codes.
Bien sûr, il s’agit de le leur faire vivre pour leur faire prendre conscience qu’ils risquent de le faire vivre aux autres involontairement (futurs enseignants de sciences ou sciences humaines). Mais dans ces activités, qu’est-ce qui l’emporte subjectivement pour chacun, la jouissance de l’intellectuel tout au plaisir de la force de sa situation – problème, la prise de conscience grâce au piège ou l’humiliation d’être piégé, le plaisir de la découverte ou l’angoisse paralysante de la situation déstabilisatrice ?
Notes de bas de page
↑1 | Pour un développement de cette conception de l’observation, voir Bunge Mario, dans Michiels-Philippe M-P., L’observation, Delachaux et Niestlé, 1984 ; et également le très beau texte de Cyrulnik B., L’attitude éthologique, introduction à Sous le signe du lien, Hachette, 1989. |
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