Pour une bougie et un petit coffre à savoirs

En septembre dernier, des enfants de quatrième primaire expriment leur trouble face aux enfants pris en otages dans leur école de Beslan, en Ossétie du Nord (Russie).

Une intention

Pris en otages puis tués par des « terroristes tchétchènes avec même des femmes », ces enfants avaient le même âge que les élèves de cette classe de quatrième primaire. L’enseignante entend, écoute, est touchée et se dit qu’il faut faire quelque chose. Elle laisse parler les enfants, se disant que la parole apaisera un peu, elle prend au sérieux et souligne aussi que si ça nous arrivait, à nous, ici dans notre école… désirant sans doute signaler une proximité avec les enfants de là-bas.

Elle propose aux enfants d’allumer une bougie pour montrer qu’on pense aux enfants de Beslan et la bougie reste allumée dans la classe pendant quelque temps.

Un incident

Le lendemain, un papa vient à l’école et s’adresse à la médiatrice scolaire[1]Une personne du quartier, d’accès plus facile pour les parents, tant socialement que culturellement. Plus facile, moins effrayante que des personnes qui ont un autre statut dans l’école … Continue reading. Il est très en colère : Pourquoi une bougie pour ces enfants-là seulement ? Pourquoi pas pour les enfants d’Irak, de Palestine ? Et puis, ma fille m’a rapporté ce que l’institutrice a dit : « Ça pourrait arriver aux enfants musulmans de l’école ici ». Pourquoi elle a dit ça ? Pour dire que ça pourrait être aussi notre tour, ici ?

Un entendu

La médiatrice, d’origine marocaine, écoute et questionne un peu le papa. Il exprime en fait sa douleur devant ce qui arrive aux enfants d’Irak et de Palestine dont on ne parle pas (« on », l’école ou d’autres…). Il semble craindre en fait qu’ici en Belgique, les Belges soient du côté des Américains, des Russes, bref, des non musulmans. Il semble craindre une participation vite faite à la diabolisation des Musulmans (les méchants Tchétchènes, qu’on a aussi massacrés, dit le papa). La médiatrice a laissé entendre au papa sa préoccupation et celle de l’institutrice par rapport à tous les enfants victimes de tensions entre peuples, d’où qu’ils soient. Elle a ensuite rencontré l’institutrice pour lui faire part du ressenti de ce papa qui s’est vite senti comme à compter parmi les coupables et voulait pointer d’autres coupables, les vrais, pour lui.

L’institutrice n’avait pas imaginé de pareils effets. Le jour même, avec les enfants et en particulier avec la petite fille du papa, elle a reparlé de tous les enfants qui souffrent à cause des guerres et des terrorismes.

Une ambiance

Pour cette fois-ci et beaucoup d’autres, les enfants sont plongés dans l’actualité et dans ce qui se dit, se fait autour d’elle et autour d’eux.

Ben Laden, Palestine, Madrid, Arafat, terroristes, Bush, Sharon, Irak, Saddam… sont des mots qu’ils connaissent, entendent, voient sur les murs de leurs quartiers, accompagnés de « Mort à » ou « Vive ».

Les leurs, Arabes du Maroc ou d’ailleurs, Pakistanais, Musulmans se sont vécus comme suspects après le 11 septembre, y compris parfois dans les écoles. Lors de plus de voile, lors de plus de jeûne du Ramadan chez des petits, ils se sont vite sentis interprétés : ” montée d’intégrisme “. L’un ou l’autre enseignant a même parfois dit, en boutade à un petit particulièrement violent : « Ici, on ne joue pas son petit Ben Laden » (« son petit Bush » n’a pas été dit !)

Dans ce contexte, les enfants entendent vite fait des histoires de bons et de mauvais. Et c’est comme s’ils devaient, tout aussi vite fait, être dans un camp. Ils s’y retrouvent mal : ils se sentent parfois mis dans « les mauvais » (Arabes, Musulmans) et entendent aussi parfois appeler « mauvais » les Bush et autres Sharon. Que peuvent-ils donc comprendre, penser, être, devenir avec tout ça qui leur est jeté dans les oreilles et dans les yeux ?

Des questions

Beaucoup d’enseignants, eux aussi dans ce contexte, s’interrogent : » Que dire ? Que ne pas dire ? Que faire ? C’est trop brûlant. Ici, en plein Molenbeek… beaucoup d’arabes, beaucoup de musulmans… Et puis, on ne s’y connaît pas assez. Il faudrait faire venir un journaliste. Et il faut être objectif. Et neutre… C’est trop compliqué. Mieux vaut ne pas parler de tout ça. Tu risques de faire péter. «

Mais alors, où les enfants auront-ils l’occasion d’en parler autrement qu’en flashes viscéraux ? Sur base de quelles informations ? Avec quelle palette d’adultes, qui à la fois les écoutent et à la fois, vu leur longueur d’avance, peuvent construire avec eux des repères, même se faire un peu repères ?

Des silex

Il serait sans doute bien compliqué de déplier toute l’histoire du conflit Israélo-Palestinien, de la guerre en Irak, en Tchétchénie, avec des enfants de quatrième primaire.

Mais peut-être est-il possible de construire peu à peu, avec eux, un petit coffre à savoirs, à enrichir au long des années primaires (pour commencer !) afin d’aller au-delà du viscéral, des sentiments, des blessures… ou plutôt d’en faire quelque chose. Que rassembler dans ce petit coffre ? Sans doute d’abord ce que les enfants apportent : ce qu’ils disent, ce qu’ils ont entendu, ce qu’ils ont vu à la télé, à la rue, à la maison. Puis, pour enrichir, travailler avec des apports de médias destinés aux plus jeunes à propos de l’actualité (Ligueur, livres pour enfants, émissions télé). Ne fusse déjà que pour apprendre cela : s’arrêter, aller voir de plus près que » sale juif « par exemple, aller voir une carte, des photos des pays, des vies d’enfants… s’informer, en complexifiant selon les âges. Apprendre à se poser des questions aussi, par exemple devant telle photo, telle chanson, tel récit.

Et pourquoi pas faire venir des témoins aussi… » Oui mais bon comment savoir s’ils vont être objectifs ? neutres ? »

Décrire des conditions de vie, des façons de travailler à la paix (cf. les artistes belges qui sont allés en Palestine cet été), faire un peu d’histoire, tenter de pointer sur quoi portent des conflits est-ce objectif ? Oui et non : chacun y va toujours à travers le regard de qui a vu et en parle, de qui en pense ceci, cela, a fait tel ou tel choix… Important de réfléchir à cela aussi, avec les enfants. Et puis même… serait-il interdit aux enfants de rencontrer des personnes, des représentants de groupes, qui prennent position, qui ne sont pas neutres, qui tentent de faire quelque chose pour aller vers plus de paix… quel que soit leur origine ? L’école ne peut-elle pas aider à voir, à apprendre comment des humains se situent par rapport à ce qui se passe d’insupportable ?

L’enseignant pourrait aussi faire des liens avec la classe : Comment s’y vit une culture de coopération ? Une culture de paix ?[2]C’est bien en sortant des barbaries de la guerre 14-18 que Célestin Freinet a décidé d’apporter sa pierre pour que “plus jamais ça”. Il a choisi de le faire via … Continue readingComment s’y travaillent les conflits ? Quel lien avec les conflits dans le monde ? De petits livres peuvent y aider. Pourquoi on se tape dessus de la collection Pomme d’Api peut servir de point de départ ou de retour.

Et au fur et à mesure de la constitution du petit coffre à savoirs, imaginer telle trace importante, tel signe, tel symbole, comme étapes. Puis un jour, ouvrir, voir tout ce qu’on a rassemblé et se mettre à une production (album, journal, petite pièce de théâtre ou autre) qui allumerait ce qu’on a appris, compris et ce qu’on veut en dire à d’autres, comme autant de petites bougies sorties de silex aiguisés patiemment.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Une personne du quartier, d’accès plus facile pour les parents, tant socialement que culturellement. Plus facile, moins effrayante que des personnes qui ont un autre statut dans l’école (même si elles se veulent ouvertes) , comme enseignants ou direction.
2 C’est bien en sortant des barbaries de la guerre 14-18 que Célestin Freinet a décidé d’apporter sa pierre pour que “plus jamais ça”. Il a choisi de le faire via l’éducation à la coopération (à l’opposé de la compétition), dans les classes.