Pourquoi ça foire ?

Bribes d’hypothèses

Texte 1

Qu’est-ce qu’on fait là à l’instant T au cours de… ?
Qu’est-ce qui nous réunit dans ce vieux local ? Immobile ou mouvant, silencieux ou bavard.
Touche pas au rideau !
Comment allons-nous passer ce temps eux et moi ? Émois.
Elle et lui.
Ces deux-là.
Ces trois-là.
Ceux du fond ou du premier banc.
Cette classe-là, cata !
Qui doit assurer  ? Rassurer ? Bousculer ? Penser à tout, ne rien oublier.
Être enfant, ado, adulte, énergie vitale, débordante ou amorphe.
Activité mentale : oxymore ?
Maintenant. Se décentrer. Ça sonne !

Texte 2

Voile dans le vent
Travail avec de l’humain, porteur d’imprévus
Sortir des rails, ne pas suivre le manuel
Créativité, inventivité, ouvrir des possibles
Chemins de traverse, surprises, sentiers non balisés
Tout organiser et pourtant… se laisser piéger
Trop porter ou pas assez
Le deuil de la maitrise, de la Toute Puissance
Savourer l’inédit, laisser des chardons s’élever
Tout est passage
Un instant dans le temps
Dans le collectif, faire place au singulier

Texte 3

Relativiser. Avec le temps, des épisodes horribles vécus il y a six, dix ans ne sont pas si graves en fait. S’ils ont marqué le moment, l’ambiance de la classe, la confiance ou mon rapport aux élèves, ils ont surtout participé à ce que je suis devenue comme prof aujourd’hui.

Or, le bon prof n’existe pas. Si l’expérience fait beaucoup, c’est surtout la capacité à se remettre en question qui fait la différence. On croise quand même souvent des profs chevronnés, pour qui tout roule, tout a l’air de rouler tout le temps, mais dont la vigilance s’est tellement émoussée qu’ils ne voient pas ou plus les dégâts qu’ils provoquent, les injustices auxquelles ils participent…

Les vacances. Ce temps précieux pendant lequel les expériences se déplient malgré moi. Être prof, c’est souvent avoir le nez dans le guidon. On ne voit pas toujours les obstacles à temps et ça fait mal quand on chute. Les vacances, les pauses (les maladies aussi parfois) permettent de relever la tête pour observer avant de comprendre et de pouvoir digérer.

Le partage avec les collègues de ses difficultés… L’échec peut-être encore plus à l’école qu’ailleurs est un tabou qui résonne de manière magistrale. On ne peut pas échouer. Si on échoue, c’est qu’on est mauvais prof ou mauvais élève. Et si on essaie de faire croire aux élèves que ce n’est pas le cas, qu’apprendre nécessite inévitablement de parfois rater, être à côté de la plaque, se confronter à l’échec, les professeurs se l’autorisent tellement peu. Ni à eux ni aux autres du coup, comme si ça risquait d’ébranler l’édifice tout entier. Il s’agit dès lors de se trouver des complices dans ou hors de l’équipe avec qui partager ces récits. Pour relativiser, comprendre, modifier, désacraliser et délier les langues. Chaque histoire en appelant une autre… on le voit ici.

Texte 4

Vouloir bien faire, me recentrer sur la matière, rester concentré sur le cours.
Me mettre une pression.
Me laisser emporter par les idées créatives. Éviter à tout prix de répéter.
Vouloir innover. M’épuiser.
J’utilise les ressources disponibles de manière limitée. Je ferme la porte au reste de la situation. Saturation. Je me concentre sur ce que je peux faire,
à mon niveau, pour le cours de français.
Je regarde filer l’occasion de proposer une ouverture au groupe sur l’institution. Trop tard. Mon rapport à l’institution.
Encore une fois.
Question de place. Où est ma place ?
Je rebondis quand je pointe l’obstacle. J’ai besoin de solitude, de silence.
Je me remets à avancer quand je parle avec une personne inspirante.

Texte 5

Les temps télescopés et ceux qui s’étirent sans fin
Les détours économisés et les raccourcis inaperçus
Le quotidien désinstitutionnalisé et l’école bureaucratique autogérée
Le laisser-aller et les idéaux féroces
Le manque de légitimité du travail scolaire et le manque de légitimation scolaire des petits objets
Les saucissonnages et les fourretouts
L’inattention aux mots et l’engluement dans le bla-bla-bla
Le trop de présence et les corps qui lâchent
Les un peu trop de jouissances et le désir qui fout le camp
L’école citadelle et l’ouragan du monde
La grosse myopie et les télescopes dans les yeux

Texte 6

Ça plante, et ça replante
Ça plante parce que le dispositif, même très préparé, ne mobilise pas tous les élèves. Il suffit parfois d’un ou deux pour bloquer le travail. Ils n’y voient pas de sens, ils sont fatigués, c’est trop difficile, c’est trop facile, on leur a déjà servi cette sauce-là, ils ont d’autres préoccupations et urgences, ils ont peur de passer pour des intellos s’ils travaillent, ils ont peur de rater alors ils préfèrent se retirer… C’est trop proche de ce qu’ils sont ou c’est trop loin.
Le prof s’est tellement investi ou prend tellement de place qu’il n’y a plus de place pour le désir des élèves.
Peut-être parce qu’il y a un écart entre ce qui est prévu et ce qui arrive. Impossible d’imaginer tous les imprévus.
Le prof représente l’école. L’école fait mal et ne tient pas ses promesses, alors les jeunes démissionnent ou font que ça foire.
Ça foire parce qu’on est trop fatigué, trop susceptible, qu’on ne tient pas sa langue, qu’on réagit au lieu de se retenir.
Ça foire parce que les conditions matérielles sont nulles : espace moche, pas de store, il fait trop chaud ou trop froid dans le local. Les toilettes sont dégueulasses, les élèves se retiennent et n’arrivent pas à se concentrer.
Ça foire parce qu’on est foireux et heureusement. On n’est pas des machines.
Ça ne foire pas tant que ça, mais on est trop exigeant ou jamais satisfait. Dur avec soi-même. On voudrait être tout puissant.
Ça foire parce qu’il y a un décalage entre la culture de l’école et les cultures des élèves.
Ça foire, car on est tout seul pour concevoir le dispositif ou qu’on est trop, mais avec pas assez de temps, de recul.
Ça foire parce qu’il y a trop d’élèves en classe.
Ça foire parce qu’on s’adresse à un élève standard, même quand on travaille à Anderlecht.

Texte 7

Nos ambitions parfois déraisonnables. Déraisonnables par rapport aux conditions matérielles (le manque de temps avec les élèves, ou avec les collègues. Le manque de collègues investis ou le manque de collègues tout court. Les groupes trop grands ou trop instables). Déraisonnables par rapport aux capacités des apprenants. Déraisonnables par rapport à nos propres capacités à rebondir et à faire avec l’imprévu, par rapport à l’énergie qu’on a.
Quand on essaie d’innover à tous les coups, de créer de l’inattendu alors qu’on a besoin de routine.
Le manque de temps et d’espaces pour la parole des élèves. Cette parole qui peut nous aider à anticiper (avant le foirage) et à comprendre (après le foirage).
Ce qui aide ?
S’autoriser la routine. S’autoriser à refaire ce qui a marché, même si c’est la deuxième, cinquième, vingtième fois. Prendre le temps d’observer, d’écouter la classe, les individus avec lesquels on va travailler, mais aussi les conditions matérielles et notre propre besoin de sécurité. Laisser tomber la séquence idéale, le prof idéal, pour construire avec ce qu’on a dans les mains, là maintenant.
En pédagogie comme en escalade (c’est Freinet qui l’a dit) : ne pas se lâcher des mains… avant de toucher des pieds.