Pourquoi ça rate 1

Mars 2016, à mi-chemin du travail du Pacte : conversation avec Vincent Dupriez [1]V. Dupriez est professeur de sciences de l’éducation à l’UCL, directeur du GIRSEF et il a travaillé sur l’école et le changement (lire notamment à ce propos : « Peut-on réformer … Continue reading et Pierre Verbeeren[2]P. Verbeeren travaillait au cabinet de la ministre Arena et s’est occupé de la dimension « gouvernance » du Contrat pour l’École., librement réécrite.

Depuis 20 ans, il y a eu le Décret Missions (L. Onkelinkx), le Contrat pour l’École (M. Arena), les Décrets Inscription puis Mixité (C. Dupont), des tentatives de M-D. Simonet. La question des inégalités était présente, des mesures ont été prises. Leurs effets sur les inégalités sont à peu près nuls. La situation s’est même aggravée compte tenu bien sûr de la régression socioéconomique. Pourquoi si peu d’effets ? À quoi faudrait-il être attentif, dans la gouvernance, pour améliorer le système scolaire ?

Trop de décentralisation

En Belgique, on vient de très loin. Avant le décret missions, on peut presque considérer qu’il n’y a pas de système éducatif. Chacun fait « sa popote » dans son coin. À cet égard, le système éducatif a réellement progressé, avec la définition d’objectifs, mais aussi de balises communes telles que les référentiels de compétences et les épreuves externes.
En termes de pilotage, la réflexion évolue et le groupe « Gouvernance » (dans le cadre du Pacte, axe IV) propose aujourd’hui un schéma de pilotage par zones. La FWB devrait mandater des directeurs de zones qui seraient les interlocuteurs de toutes les écoles de la zone, tous réseaux confondus, en distinguant probablement le fondamental et le secondaire.
Toutes les écoles déposeraient un projet d’établissement et le directeur de zone suivrait la réalisation de ce projet. Il s’agit d’un modèle de pilotage par les résultats qui a l’avantage de traverser les frontières des réseaux, de s’adresser à toutes les écoles et de prendre en compte la diversité de leurs missions. L’autorité publique devrait en effet contractualiser avec toutes les écoles, non seulement sur les résultats, mais aussi sur une diversité d’objectifs prenant en compte les différentes missions du système éducatif.
Mais le vrai défi à relever se joue dans les classes. Pour y faire advenir du changement, les enseignants doivent être davantage soutenus et entendus. Ils n’ont pas été assez pris en compte jusqu’ici. Plus qu’il y a 10 ans, cette question est abordée aujourd’hui dans le groupe de travail sur la réforme de la formation initiale des enseignants et dans plusieurs groupes de travail du Pacte.

Trop peu de légitimation

La légitimité du changement n’a jamais été assise. Il y a toujours eu un manque de confiance dans le politique à tous les niveaux de mise en œuvre de décisions, que ce soit auprès des acteurs intermédiaires comme les syndicats ou les fédérations de PO, auprès des professionnels ou auprès des citoyens.
Lors du Contrat pour l’École, une grande négociation a débouché sur la « déclaration commune », un diagnostic et des objectifs pour 2020. Les mesures pour y arriver étaient opérationnelles et un dispositif hallucinant fut mis sur pied : 10 objectifs précis chiffrés, 400 réunions, 200 mesures, une tournée de la ministre dans les différentes provinces. Ce dispositif révèle une volonté politique de changement. Ceux qui comme Nollet, Arena, Dupont, Simonet, récemment Milquet, se sont penchés sur l’école, lui veulent du bien. Mais ce qui bloque chaque fois, c’est la faiblesse des acteurs intermédiaires : on sous-estime le fait qu’ils ne sont pas en capacité d’emporter l’adhésion des acteurs de terrain. La « déclaration commune » a été signée par les partenaires institutionnels de l’école et même par les externes comme les interprofessionnelles syndicales et patronales, mais ces acteurs intermédiaires n’ont pas pu solidariser leur base. Les PO se sont fait torpiller par des directions qui n’étaient pas d’accord avec les changements et une minorité d’affiliés syndicaux qui ne voulaient pas de changement ont pu bloquer l’ensemble.
La légitimation du changement doit aussi venir de l’extérieur, des parents et des médias. Lors du Contrat pour l’École, par exemple, est venue la question de l’enseignement du latin. Cette question concerne à peine quelques pourcents de la population scolaire, mais c’est une question symbolique qui montre la manière dont certains voient l’ascension sociale. C’est périphérique, c’est du micro, mais ça vient tacler les réformes en cours et peut faire capoter des mesures de changement. En gros, c’est un regard sur l’école qui consiste à dire « Nous ne voulons pas perdre ceci, cela… » (le choix d’école pour les parents, l’idée d’excellence avec le latin).
Comment donc légitimer le changement de l’école sur le versant externe ? Par exemple, en associant au débat les interprofessionnelles patronales et syndicales, et en y associant d’emblée l’opposition politique afin de déboucher sur des engagements qui dépassent une législature. Car il s’agit d’une question de société et non d’une question politicienne.

Trop peu de débats politiques

Étant donné la logique de quasi-marché et l’enjeu collectif de l’éducation, la question de la légitimité concerne toute la population. On peut en effet collecter le nombre d’exemples et d’incidents critiques où l’échec d’une réforme s’explique par des parents qui n’en veulent pas, qui n’ont pas compris, qui veulent du latin, qui sont pour le redoublement, etc. Cela pourrait révéler que des directions ne sont pas prêtes à expliquer aux parents ce qui se joue, mais le problème va au-delà des directions.
On n’a pas débattu avec l’opinion publique de points comme ceux-ci : pourquoi s’opposer à la logique de la méritocratie et vouloir la dépasser, pourquoi avoir les mêmes ambitions pour tous les jeunes jusqu’à 14-15 ans, pourquoi dire oui à la classe coopérative ? Ces sujets n’ont pas dépassé les cabinets ministériels. À la tête de la RTBF, service public et d’éducation permanente, la FWB pourrait organiser des émissions télévisées sur les changements nécessaires dans l’éducation et la formation. C’est ainsi, entre autres, que peuvent se transformer des représentations au sein de l’opinion publique.
Quant à la logique du quasi-marché, le directeur d’école ne pouvant se permettre de perdre 5 familles qui vont se plaindre de pratiques de jeunes enseignants tentant de faire ce qui leur a été appris de neuf, il va leur demander de faire comme avant. Quand s’accumulent ce genre de micro-incidents, ce sont autant de freins au changement.
Concernant l’opinion publique, il y a intérêt à se dire qu’il y a plein d’opinions publiques, ce qui change tout au niveau de la communication. Qu’est-ce qui rend le changement possible ? Prendre en compte la diversité de l’opinion c’est, par exemple, prendre en compte la minorité mobile du système, minorité qui tourne autour des 10-15 % et fait moins de bruit que les 10-15 % qui bloquent le changement.

Trop peu de pouvoir collectif aux enseignants

Dans le cadre du Pacte, le statut des enseignants fait l’objet de discussions. Les syndicats y font preuve de beaucoup d’ouverture et sont prêts à bouger sur différents volets : ils sont d’accord de discuter, par exemple, du processus d’accès à la nomination, de la charge (liée au travail en équipe), de l’évaluation des enseignants, à condition bien sûr que cela se fasse dans le cadre d’un projet global qui apporte les conditions d’un métier plus dynamique et plus collaboratif.
Face à une logique de marché qui, à l’échelle planétaire, balaie les systèmes éducatifs, il faut pouvoir s’appuyer sur les enseignants comme acteurs forts d’un système éducatif à la recherche de l’intérêt général. Dans ce sens, il faut pouvoir s’appuyer sur des enseignants mieux formés, davantage reconnus, et dotés de plus de pouvoir sur les orientations de leur établissement, mais aussi, à plus large échelle, sur la définition de réformes et le contenu de leur métier.
Dans le groupe de travail consacré aux enseignants, les discussions soulignent l’intérêt d’un métier plus collaboratif. Rappelons que dans la plupart des écoles, les enseignants travaillant dans des locaux fermés, leurs pratiques sont invisibles à leurs collègues. Ce type de dispositif a beaucoup de conséquences sur la socialisation professionnelle, sur l’apprentissage avec d’autres, sur la collaboration. C’est très différent d’une infirmière dans un service d’urgence. Elle travaille devant les autres qui voient ce qu’elle fait ; si elle se plante, elle est avec les autres, quand elle fait quelque chose d’impressionnant, cela se voit aussi. Mais à l’école, chacun est tout seul et les enseignants comprennent très vite qu’il vaut mieux ne pas parler de ce qu’ils font dans leur classe. La formation continue des enseignants doit aussi soutenir le travail et l’apprentissage avec les pairs, notamment en valorisant les formations en équipe et en école.
Les directions d’école peuvent jouer un rôle intéressant dans la construction collective du changement, mais leur marge de manœuvre est faible : elles sont souvent coincées entre PO et enseignants et la plupart sont prises dans l’administratif ou dans le pédagogique à la petite semaine, pas dans la gestion de projets. Si elles étaient davantage gestionnaires de projets collectifs, elles chercheraient à définir les besoins en formation avec les enseignants. Et elles ne seraient plus perçus comme intrusives si elles-mêmes participeraient à ces formations. Les directions pourraient faire émerger des pratiques collectives.

Trop peu d’outillage consolidant

Pour que des travailleurs acceptent d’entrer dans une pratique nouvelle, il faut absolument qu’ils se sentent compétents pour envisager un tel changement. Rares sont les réformes qui ont pris en considération ce nécessaire outillage des enseignants. Quand di Rupo a décrété rapidement le non-redoublement entre la 1re et la 2e secondaire, on a laissé les enseignants se débrouiller, dans un système méritocratique où tout le monde sait que réussir ça doit se gagner. On n’a pas donné d’outils aux enseignants pour accompagner ce changement, et c’était donc voué à l’échec.
On a par ailleurs un peu trop cru que s’accorder sur des représentations (par exemple se dire que l’enseignement devait être performant pour tous et pas seulement pour une élite) allait entrainer de nouvelles pratiques.
« Décolâge[3]Voir www. enseignement.be » est une des rares réformes qui a pris le problème autrement. Elle s’est appuyée sur ce que des psychologues sociaux avaient mis en avant auparavant. Plutôt que de parier sur un changement préalable des représentations des enseignants, et donc de faire un travail de conviction, la logique défendue par une conseillère[4]G. Chapelle, conseillère des ministres de l’Enseignement obligatoire, M-D. Simonet et M-M. Schyns, et coordinatrice, avec J.-C. Adams du projet « Décolâge ! ». au cabinet Simonet a été de mettre les enseignants au travail, autour de situations et de pratiques professionnelles. S’éloignant d’une vision trop rationaliste de l’homme, on s’attaque d’abord aux pratiques, dont on sait qu’elles influencent aussi les représentations.
Pour ce dispositif, il était demandé aux écoles d’envoyer trois personnes (trio composé de maximum deux enseignants, la 3e personne étant, par exemple, la direction ou quelqu’un du PMS) pour travailler sur des outils qui seraient utilisés dans les classes, y repartir pour les utiliser, revenir pour en parler, le tout sur 3 jours étalés dans le temps.
Plutôt que de travailler sur des outils théoriques, on met donc les gens au travail et c’est via ce que les gens travaillent qu’ils découvrent les facettes de ce qu’ils sont occupés à construire, leur intérêt et leur objectif.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 V. Dupriez est professeur de sciences de l’éducation à l’UCL, directeur du GIRSEF et il a travaillé sur l’école et le changement (lire notamment à ce propos : « Peut-on réformer l’école ? » Editions De Boeck 2015). Il est l’un des experts académiques impliqués dans le Pacte.
2 P. Verbeeren travaillait au cabinet de la ministre Arena et s’est occupé de la dimension « gouvernance » du Contrat pour l’École.
3 Voir www. enseignement.be
4 G. Chapelle, conseillère des ministres de l’Enseignement obligatoire, M-D. Simonet et M-M. Schyns, et coordinatrice, avec J.-C. Adams du projet « Décolâge ! ».