Ils ne parlent pas, ils ne lisent pas, ils sont toujours en mouvement… et pourtant, depuis maintenant huit ans, les animatrices de l’association Livre Passerelle continuent de leur lire des histoires !
Ils sont « dys », vingt, trente, cent… sans savoir… parce qu’ils sont en train d’apprendre.
Ces enfants sont en construction, à toutes heures, et les lectures d’albums les accompagnent dans leur développement. Dans ce développement qui ne cessera tout au long de leur vie d’enfant, d’adulte et de parent… Ils viennent de naitre et tandis qu’ils sucent les étiquettes « Made in China » de leurs peluches, on colle à chacun de leurs mouvements d’humeur d’autres étiquettes bien moins savoureuses.
C’est pour aller à l’encontre de certaines de ces étiquettes que notre association a vu le jour en 1998, dans le département d’Indre et Loire, en France. Avec nos valises à roulettes pleines de livres, nous sillonnons la région en nous installant dans les salles d’attentes de consultations de nourrissons, de parloirs de prison, dans les lieux qui accueillent les demandeurs d’asile, les familles, ou tout simplement dans la rue…
Ainsi, nous allons à la rencontre des « tout-petits » et des plus grands, leur racontant des histoires à vivre, à rire, à pleurer, à s’insurger ; proposant des espaces de parole, d’échange, d’écoute et de partage autour des livres. Car c’est bien là l’objectif de Livre Passerelle : lutter de manière préventive contre l’illettrisme et l’échec scolaire au moyen d’outils culturels tels que la littérature de jeunesse.
C’est en travaillant d’abord auprès d’adultes illettrés, accompagnées d’autres spécialistes de l’action sociale, médicale, culturelle et éducative, que nous avons perçu la nécessité de s’attaquer le plus tôt possible à ces étiquetages incessants, qui empêchent non seulement les personnes de s’épanouir, empêchent aussi les professionnels de travailler en intelligence.
En effet, certaines questions brulent bien des lèvres… L’illettrisme : est-ce un problème d’intelligence ? Ces parents dits illettrés, ont-ils un souci éducatif fort à l’égard de leurs enfants ? Leurs enfants seront-ils à leur tour dans la même situation ? Et que dire de ces mêmes enfants (et bien d’autres !) qui n’écoutent pas une histoire plus de deux minutes, n’arrêtent pas de bouger dans tous les sens et semblent avoir une fâcheuse tendance à bouder l’école !
Mais au fond, accepte-t-on si facilement de modifier notre regard et nos pratiques de travail quand on a pris conscience que lorsqu’on lui accorde du temps, de la confiance et de l’écoute, l’autre révèle ses propres compétences et qualités ? C’est ce que l’on peut observer chez les personnes en situation d’illettrisme, qui bien loin d’être dénuées d’intelligence, sont capables de mettre en place des techniques de contournements complexes pour s’assurer que personne dans leur entourage ne s’aperçoit de leur rapport douloureux à l’écrit.
Il nous est apparu qu’au-delà des problèmes familiaux, sociaux et économiques que chacun avait pu connaitre, un constat récurrent émergeait : la rencontre avec la « lecture-plaisir » ne s’était jamais produite. À l’école, l’entrée en littérature, plutôt brutale parce que tardive, conduisait vers les marges du système scolaire. Là encore, un étiquetage intempestif s’impose vite : un enfant qui semble se désintéresser des apprentissages scolaires, des parents qui ne sont que peu présents lorsque l’école les sollicite… Autant de difficultés qui rendent un parcours scolaire chaotique et difficile à vivre pour l’enfant et son entourage. Comment réagir face à la ribambelle d’étiquettes (instabilité, retard, déficit d’attention, désintérêt…) qui paraissent ne jamais pouvoir se décoller ?
En adoptant d’autres attitudes à l’école, dans la famille et dans le corps social, on peut faire en sorte que l’enfant développe les véritables comportements de lecteur efficace nous dit Jean Foucambert de l’Association Française pour la Lecture. Le rôle des animateurs, enseignants, travailleurs sociaux… est donc essentiel pour épauler les parents. Mais ces acteurs ne doivent pas oublier qu’ils ne sont que le relai de la famille, premier éducateur.
C’est pourquoi depuis huit ans, nous participons à la mise en œuvre d’un important partenariat (toujours en construction !) sur un quartier populaire de la ville de Tours : le Sanitas. Ce travail en lien avec d’autres professionnels nous a permis d’avoir un retour sur nos actions. Par exemple, les enseignants constatent que certains élèves ont développé des comportements de lecteurs alors que leurs frères et sœurs plus âgés semblaient éloignés de la lecture. De son côté, le médecin de la consultation préventive de nourrissons, en charge des tests médicaux dans les écoles, remarque chez certains enfants des problèmes liés au langage et « préconise » des animations lecture lors des consultations, observant l’influence positive de ce type d’actions culturelles.
C’est ainsi qu’est né le projet « Lectures au Sanitas » il y a plus d’un an, l’objectif étant de réunir enseignants, parents et enfants autour de pratiques culturelles partagées au sein de l’institution scolaire.
Nous intervenons régulièrement dans plusieurs écoles classées en ZEP (Zone d’Éducation Prioritaire). Au moment de l’entrée ou de la sortie des enfants, nous proposons avec l’équipe pédagogique un accueil en histoires, de manière informelle et conviviale.
Au terme de plusieurs mois d’animation, les enseignants nous ont fait part de ce qu’ils avaient pu vivre et observer. Ils ont ainsi remarqué que certains enfants, considérés en difficulté face à la lecture, allaient sans appréhension vers la valise de livres. D’autres se responsabilisaient en proposant de lire des albums aux plus jeunes.
Des parents qui ne s’arrêtaient pas sur le lieu d’animation vont désormais déposer leurs enfants en classe et reviennent en nous disant : « Je voudrais à mon tour une histoire ! ». Certains lisent des histoires à leurs enfants. Des mamans, pourtant peu à l’aise avec l’écrit, participent à des ateliers d’entrainement à la lecture à voix haute et vont raconter des histoires dans les classes.
Le projet « Lectures au Sanitas » est maintenant devenu un rendez-vous incontournable pour les familles et les professionnels.
Cette action culturelle n’aurait pas eu le même impact si un vrai lien ne s’était tissé avec les acteurs de terrain : c’est en favorisant ces pratiques partenariales solidaires et en gardant à l’esprit la notion de « tous capables » que tombent peu à peu les étiquettes.