Pratiques très spéciales

Comment arrive-t-on en première différenciée ? Un
parcours parmi d’autres. Des portes qui se ferment, une
rencontre entre voisines et une maman qui se bat aux
côtés de son fils.

Je ne te pardonne pas ! Je ne te pardonne pas ! »
Je reste interloquée face à cette maman d’élève,
une voisine, qui est venue inscrire son fils
Ouassim dans l’école secondaire où je travaille.
Ces paroles dites avec véhémence me secouent.
En une fraction de seconde repasse dans ma tête notre
brève relation.

DES COURS PARTICULIERS

On est mi-juin, Fatima qui habite un peu plus loin
dans ma rue m’accoste alors que je rentre chez moi avec
mes enfants. Je connais cette maman, car les siens ont
fréquenté l’école primaire où sont inscrits les miens. Ils
sont allés ensuite dans une école communale du quartier.
Elle me dit que Ouassim, son ainé, a besoin d’aide
scolaire pour les examens et elle me demande si je peux
l’aider.

Ma première réaction est de
dire non. Mi-juin, les jeux sont
faits, quel impact peuvent avoir
quelques cours particuliers ? De
plus, j’ai assez de boulot avec mon
temps plein, mes propres enfants et
l’association dans laquelle je milite.

Et pour finir, je n’ai pas envie de
faire payer des parents de milieu
populaire pour une aide que l’école
elle-même devrait apporter.

Comme je la vois très dépitée et insistante, j’appelle
mon fils de 15 ans, et lui demande s’il a un peu de temps
à consacrer au gamin. On convient de la somme de 7 €
de l’heure, car je n’ai pas envie non plus de brader le
travail de mon fils et j’ai peur de me retrouver avec plein
d’autres enfants du quartier qui prendraient mon domicile
pour une école de devoirs.

Ouassim est en 5e primaire, il a doublé une fois. Ses
notes de cours sont tristes à voir : peu structurées,
pleines de fautes d’orthographe, devoirs et interros non
corrigés, référentiels construits en classe, mais plus
qu’incomplets, des intitulés de leçons à étudier très
vagues… Comme mon fils est lui-même en examens, je
m’occupe un peu du gamin en même temps que de mes
filles. Il se montre studieux, volontaire, très ponctuel et
en demande.

À chaque « leçon », sa maman vient me payer en petite
monnaie et s’ouvre à moi. Son fils avait des difficultés
à l’école et on lui a proposé l’aide d’une logopède. Il
fallait juste signer un papier. Maintenant, le professeur
et la directrice lui parlent d’enseignement spécial, mais
elle n’est pas d’accord avec ça.

« IL N’EST PLUS INSCRIT ICI »

Les examens se terminent, le bulletin est là. Malgré
des résultats en hausse et trois « petits » échecs, la
sanction tombe, il rate son année. Sa maman est triste
et révoltée face à cette décision. D’autres enfants de la
classe malgré de moins bons résultats peuvent quand

« Si j’avais su que
ma signature, ce
n’était pas pour
l’aider mais pour
l’inscrire dans le
spécial… »

même aller en 6e. De plus, son fils et elle ont comparé
les points des évaluations à ceux du bulletin et ils ne
correspondent pas ! Le pire, c’est que la directrice ne
le veut plus dans son établissement, elle dit qu’il doit
aller sur un autre site, dans l’école d’enseignement spécial
qui travaille en partenariat avec elle. Cette école où
sa maman l’a inscrit en signant le fameux document où
elle acceptait cette orientation et l’aide spécifique d’une
logopède…

Comme Fatima ne veut pas de ce passage vers le
spécial, je passe en sa présence quelques coups de fil
pour inscrire Ouassim dans une autre école en 5e. Pas
de place sur Bruxelles Nord-Ouest, et qui plus est, la
directrice a dit à Fatima qu’elle ne pourrait l’inscrire
nulle part ailleurs vu que le PMS refuse de lui octroyer
un avis d’orientation positif pour retourner dans l’enseignement
ordinaire qu’il n’a pourtant physiquement
jamais quitté…

Cette situation me parait plus qu’embrouillée
et après des coups de fil à la directrice et au PMS de
l’école, l’écheveau se démêle petit à petit. La maman est
en pleurs, « Si j’avais su que ma signature ce n’était pas
pour l’aider, mais pour l’inscrire dans le spécial, jamais, je
n’aurais signé. Pourquoi elle me fait ça à moi ? J’ai toujours
été bien avec elle. Quand il y avait des fêtes, c’était :
“Fatima, tu veux bien préparer du couscous pour les parents
?” Et moi je l’ai fait avec les autres mamans. Jamais
elle n’a eu un problème avec Ouassim ni avec mes autres
enfants, jamais. Tous les matins, je les conduis à l’école,
je vais toujours les chercher. Jamais absents, toujours là,
bien, polis. »

La situation semble assez bloquée. Cette école pratique
ce qu’on appelle « l’intégration » qui consiste à
faire bénéficier des enfants de l’enseignement spécial
d’un accompagnement particulier pour qu’ils puissent
suivre dans l’ordinaire. Ce qui est assez malsain dans
cette histoire, c’est qu’à part la signature de la maman et
l’aide de cette logopède, rien n’a vraiment changé pour
le gamin, même école, même classe, même institutrice.
La maman a été trompée malgré les propos de la directrice
qui dit avoir bien expliqué.

ENTRÉE DANS LE SECONDAIRE

Finalement, comme Ouassim va avoir 12 ans début
juillet, que même s’il recommence une 5e, il ne pourra
pas fréquenter une 6e (vu les conditions légales), que
son bulletin ne mentionne nulle part qu’il est inscrit
dans le spécial, sous mon conseil, Fatima et son mari
décident de l’inscrire dans mon école en 1re différenciée.
Après entrevue avec la direction, je complète avec
elle et Ouassim le dossier d’inscription. C’est à ce moment
que cette maman, les yeux embués de larmes
m’interpellent : « Je ne te pardonne pas ! Je ne te pardonne
pas ! Si tu as besoin un jour de quelque chose et que
tu ne me le demandes pas, je ne te pardonne pas ! »
Ouassim s’est très bien intégré dans l’école, il a été
élu délégué de sa classe, assume ses nouvelles fonctions
avec beaucoup de sérieux, et son premier bulletin n’est
pas trop mauvais, avec un petit échec en math et un
autre en technologie. Il a, cependant, du mal à accepter
l’aide d’une logopède qui travaille chez nous…