Prendre de la graine

Et si l’Éole avait de la graine à prendre de ceux qui ne font pas comme elle ? À la Maison de quartier Bonnevie, cela fait plus de quarante ans que des citoyens se battent, se forment et construisent (au sens propre !) un logement digne.

Cette Maison se trouve en plein quartier populaire de Molenbeek. Son action a commencé avec la destruction de maisons et l’expulsion de leurs habitants. C’était l’époque où on annonçait l’arrivée du métro. En surface, les grues apparurent, firent leur œuvre et s’évanouirent comme elles étaient arrivées. Elles laissèrent derrière elles un chancre. Un collectif d’habitants, soutenu par quelques militants s’organisa. À la suite d’une lutte de longue haleine, le chancre se transforma en une belle plaine de jeux. Aujourd’hui, elle est toujours au milieu de ce qui est devenu la place…
Le travail de ce collectif fut reconnu par les pouvoirs publics : il put se professionnaliser autour des questions d’aménagement de l’espace public. Lorella et Aurélia, respectivement architecte et assistante sociale, nous présentent son histoire et les modes de travail.

Ne pas rester confinés

Au début s’organisa une permanence. Souvent, les gens du quartier arrivaient avec une demande de logement… pas cher.
Or, nous ne pouvions leur proposer qu’un accompagnement sur le long terme : s’inscrire au logement social, établir des listes de logements disponibles pour lesquels ils pouvaient utiliser le téléphone du bureau. Quand ils recevaient un courrier, on décidait ce qu’il y avait lieu de faire. C’était aussi l’occasion de leur proposer d’aller participer à une table de conversation, de suivre une formation en alpha, etc.
À travers ces démarches ponctuelles se menait un travail pour le logement (connaitre ses droits et ses devoirs), mais aussi plus global. Cela dit, des problèmes déposés dans notre bureau, on contribuait à en résoudre certains… et puis, il y avait ceux pour lesquels on n’avait aucune réponse. Or, nous ne voulions pas que ces paroles-là restent confinées entre nos murs. C’est ainsi qu’est né le groupe Alarm (Action pour le logement accessible aux réfugiés à Molenbeek). C’était en 2001.
Au début, cela n’a pas été évident de proposer aux gens de se rassembler. Ce n’est que lorsqu’un certain chemin a été réalisé dans l’aide individuelle qu’on l’envisage. Nous leur proposons alors de lister les problèmes récurrents, d’en sélectionner les prioritaires, afin de les analyser et d’identifier ce qu’on peut faire dans l’immédiat, à moyen et à long terme ” et ensemble.

Pour et avec eux

Un des premiers sujets mis sur la table a été la discrimination raciale. Comment travailler là-dessus ? Nous leur avons proposé de contacter le Centre pour l’égalité des chances, afin d’organiser un testing. Les membres du groupe ont téléphoné en réponse à des petites annonces du Vlan, en mentionnant leur nom et en parlant avec leur accent. Dans 58 % des cas, la réponse était différente lorsque le profil de l’appelant était belgo-belge ! Nous avons organisé une conférence de presse où les participants ont pris la parole pour présenter les résultats de l’enquête.
Un autre problème soulevé a été celui de la garantie locative morale du CPAS qui s’engage à rembourser le propriétaire en cas de dégâts locatifs : « Ça ne fonctionne pas, les propriétaires ne veulent pas de votre garantie. » On a pris rendez-vous avec le président du CPAS de la commune, pour exposer le problème. Cela a été un échange riche et intéressant. Petit à petit, des pistes se sont dégagées.
Nous avons ainsi lancé d’autres actions. Nous avons organisé un jeu de rôle place de la Monnaie, le 17 octobre, journée internationale du refus de la misère. Il s’agissait de jouer un locataire africain avec cinq enfants, une assistante sociale et un propriétaire. Les capacités des participants pour s’exprimer en public nous ont tellement époustouflées que cela nous a donné l’idée d’imaginer une intervention théâtrale qui fut présentée au KVS et dont le thème était « Le logement que j’occupe/Le logement de mes rêves ». Un moment important. Être applaudi en public, être reconnu : ça donne de la force…
À l’occasion des élections communales de 2014, on a réalisé un clip vidéo avec l’aide du cinéaste Peter Snowdon : Moi si j’étais bourgmestre. Il a été tourné dans la salle du Collège… Ce clip a eu un fameux succès sur YouTube ! Cela a donné lieu à une suite : un film de fiction Le Parti du Rêve de Logement. Dans le quartier, l’acteur qui jouait le rôle de maïeur, et qui avait tenu à y participer pour montrer qu’on n’est pas des déchets, est encore salué dans la rue par un « Bonjour Monsieur le Bourgmestre ! »
À une autre occasion, dans le cadre du projet Arc-en-Ciel, nous avons organisé des cours collectifs de vélo pour les candidats propriétaires qui ne savaient pas rouler. Il est important de découvrir qu’action militante et plaisir ne sont pas incompatibles !

Un rêve pas simple

Un autre volet de notre travail a démarré quand nous avons lancé le projet Espoir. Le but : permettre à des citoyens aux revenus modestes de devenir propriétaires. Nous avons voulu montrer qu’il n’était pas illusoire de créer des bâtiments durables pour l’acquisitif social. Les futurs habitants ne voulaient pas du logement social traditionnel, associé à une image trop stigmatisante. Les participants ont pu faire une épargne et être acteurs dans la conception de leur habitat, en participant aux informations données par l’architecte, par exemple. Comme les conditions favorables pour la réalisation de ce projet ne pouvaient pas se répéter, nous nous sommes alors inscrits dans le modèle Community Land Trust importé des États-Unis. Quand un ménage achète une propriété sous ce régime, il ne paye que le construit, pas le terrain.
Dans ces deux projets, nous pouvons retrouver une série de points communs… D’abord, même si c’est un rêve pour beaucoup, devenir propriétaire n’est pas simple. Il s’agit aussi d’assurer une dynamique de solidarité qui a pu se dissoudre au fil de déménagements successifs dans des logements précarisés. Cela nous a amenés à créer un groupe d’épargne collective et solidaire dans lequel s’intègrent des personnes qui vivront un jour ensemble dans le même bâtiment.
Démarre alors un processus de participation intense, sous forme de réunions et d’ateliers abordant différentes questions : comment voit-on le logement en terme architectural ? Comment organiser l’épargne ? Comment créer une copropriété ? Ce processus a duré quatre ans pendant lesquels on a vu partir certains et d’autres arriver. Ceux qui restent évolueront et occuperont des places différentes, au fil du temps. Progressivement, certains s’autoriseront à préparer certaines matières, à animer des réunions et à rencontrer et interroger des partenaires ou des experts : assistantes sociales, architectes, chauffagistes, etc.

Apprendre en permanence

Les familles ont élaboré ensemble des priorités adressées à l’architecte qui a tenté de les intégrer dans le projet. Elles les découvriront alors sous forme de plan, puis sur le chantier qu’elles visiteront hebdomadairement et s’entretiendront avec l’entrepreneur. En permanence, il y a des apprentissages ! Quand elles habiteront leur appartement, prendre leurs responsabilités sera d’autant plus facile qu’elles auront pu s’impliquer dans tout le processus.
En fin de processus, il a fallu réaliser un guide d’utilisation du nouveau bâtiment. Si nous avions confié la rédaction de ce document à l’architecte, il aurait certainement été inutilisable. Nous avons donc discuté tous ensemble des supports les plus adéquats : textes seuls, textes accompagnés d’images ou de capsules vidéos. Un autre moment important a été la rédaction de La charte du vivre ensemble sur laquelle devaient s’accorder tous les copropriétaires.
Au bout de ce processus, nous visons à ce que ces personnes deviennent autonomes et même, pour certaines, des référentes pour d’autres collectifs. C’est ainsi que sont nés les Ambapa: les ambassadeurs du bâtiment passif. Ils peuvent témoigner de leur expérience. Nous, permanents, nous ne sommes plus là qu’en soutien. Nous ne voulons ni faire à leur place ni même leur éviter d’éventuelles erreurs. Mais, nous évaluons nos expériences tous ensemble. C’est ainsi que les participants peuvent devenir des passeurs.

Ce qui opère

À travers ces différentes actions, qu’est-ce qui se joue pour les participants ? D’abord, un processus de mise à distance de leur vécu. Quand on est en groupe, on découvre qu’il y a des personnes qui sont encore plus en difficulté que soi ” on en rencontre même qui ont déjà surmonté des problèmes semblables aux nôtres, et qui vont alors pouvoir expliquer comment elles ont fait.
Ainsi, c’est un nouveau groupe d’appartenance qui se crée : un groupe ouvert aux femmes et aux hommes de différents âges, origines ou confessions. On y apprend à décider ensemble, à s’organiser, à pouvoir dire parfois un oui sur lequel l’autre pourra compter, et donc aussi à oser dire non ! Certains (re)découvrent l’utilité d’arriver à l’heure. On apprend surtout à ne pas se décourager, à connaitre l’importance du temps pour obtenir quelque chose…
Nous mettons encore au travail le rapport aux difficultés, en refusant de les vivre comme victimes ou comme assistés. Pour ce faire, nous élargissons nos réseaux sociaux : fonctionnaires communaux, responsables politiques, juges de paix, artistes… En explorant de nouveaux lieux, nous apprenons à nous y sentir suffisamment à l’aise pour y être entendus.

Faire ensemble et en parler

De fait, à chaque fois, nous avons trouvé des interlocuteurs qui nous ont reçus et écoutés. Certes, ça n’a pas toujours donné de solution clé sur porte. Un participant syrien, un jour, nous a dit : « Vous ne vous rendez pas compte de ce que ça représente pour moi d’être face à une autorité, et de lui dire des choses qui nous importent, et qu’elle nous écoute en nous prenant au sérieux. »
Un autre trait, c’est d’être dans le faire, et dans le faire ensemble, particulièrement des choses qu’on se croyait incapable de faire. Des choses tangibles, avec des effets visibles.
Quel est notre rôle d’animatrice dans une telle dynamique ? Au début, nous prenons évidemment plus d’initiatives pour leur faire des propositions concrètes. Mais pour cela, il est essentiel de bien écouter les gens, de les rencontrer là où ils se trouvent, avec leurs questions. C’est ainsi que peut se créer la confiance. Qu’ils se sentent pris au sérieux.

Travail communautaire ?

Puis, lorsque le groupe est constitué, il s’autorise de plus en plus de nouvelles initiatives. Par exemple, des participants sont allés interroger seuls des personnes qui vivent d’énormes difficultés dans des blocs de logements sociaux à Molenbeek pour en faire une émission radio.
C’est donc un double mouvement de notre part : à la fois, pouvoir proposer des initiatives sur la base de ce que les participants proposent, et être à l’écoute de leurs initiatives, et donc être prêtes à modifier de fond en comble le plan de travail que nous avions initialement prévu.
À travers toutes ces actions se créent des moments de partage, des moments de solidarité. Par ce biais, nous visons à ce que des citoyens prennent une place qu’ils n’auraient jamais pu imaginer pouvoir prendre. Certains appellent cela travail communautaire, nous appellerions ceci plutôt travail de groupe. Le travail communautaire, c’est à l’échelle d’un quartier.
La question du logement, c’est à l’échelle de la Région, de la Belgique, de l’Europe et des mégapoles surpeuplées du monde entier !