Le rôle du langage dans le parcours scolaire est primordial, nul ne le nie. Le bilinguisme est paradoxalement une force pour certains et un facteur pointé comme cause d’échec pour d’autres. Ce partage est questionnant.
Les compétences de lecture et d’écriture sont, à juste titre, souvent perçues comme cruciales pour les apprentissages des élèves. Pour expliquer les difficultés particulières que rencontrent certains élèves à cet égard, on fait souvent état de carences au niveau de la connaissance de la langue de l’école. Il est fréquent d’entendre que les élèves de milieu populaire ne connaissent pas suffisamment le vocabulaire ou les règles d’orthographe et de grammaire de la langue française. Dans le même sens, et de façon plus récurrente, les difficultés scolaires auxquelles les élèves issus de l’immigration sont en moyenne davantage confrontés sont expliquées par leur supposée moindre connaissance du français, qui serait elle-même due à l’utilisation d’une autre langue que le français dans le cadre familial1.
Or, il faut souligner le paradoxe qui consiste à pointer du doigt le bilinguisme de certains élèves issus de l’immigration et à le penser comme un facteur d’échec, au moment même où l’on ne cesse d’encourager les élèves à développer des compétences plurilingues. Nous ne contestons pas la corrélation statistique mise en évidence, par exemple, par l’analyse des résultats des enquêtes PISA2 : les élèves qui parlent une autre langue que le français à la maison ont, en général, de moins bonnes performances que les autres, et ce, même à niveau socioéconomique égal. Toute la question est cependant de savoir si c’est en soi le fait de parler en famille une autre langue que celle de l’école qui pose problème.
Jusqu’à preuve du contraire, les familles de la bourgeoisie francophone bruxelloise qui envoient leurs enfants dans les écoles primaires flamandes ne se plaignent pas de leurs faibles résultats scolaires, alors même qu’ils sont eux aussi dans une situation où ils ne parlent pas la langue de l’école à la maison. Il en va de même pour les élèves des écoles européennes qui ne sont pourtant pas connus pour leurs faibles performances scolaires. Ces exemples suffisent à montrer que la pratique d’une langue différente de celle de l’école ne crée pas en soi des difficultés. Il faut donc se demander pourquoi, chez certains élèves, ce bilinguisme est associé à une baisse des performances scolaires.
Plusieurs réponses, non exclusives, peuvent être envisagées. Sous certaines conditions, certaines formes de bilinguisme peuvent poser des difficultés d’apprentissage. Des recherches ont montré que les trajectoires de migration pouvaient parfois bouleverser les pratiques linguistiques des individus, et créer de ce fait un environnement linguistique moins favorable à la construction par les enfants d’une « langue de référence3 », c’est-à-dire une langue sur laquelle l’élève peut appuyer son apprentissage de la lecture et de l’écriture.
On peut également considérer que si les enfants de familles bilingues présentent davantage de difficultés scolaires que leurs pairs de familles monolingues francophones, ce n’est pas parce que ce bilinguisme serait la cause de ces difficultés, mais bien parce qu’il serait, tout comme celles-ci, la conséquence de trajectoires sociales moins favorables à la réussite scolaire. On peut en effet penser que, même à niveaux socioéconomique et socioculturel égaux, certaines familles où l’on maintient l’usage d’une langue de l’immigration n’ont pas eu les mêmes possibilités de participer à la vie économique et sociale du pays d’accueil et n’ont, dès lors, pas eu d’occasion réelle de développer leurs compétences en français. Plus généralement, on peut également faire l’hypothèse que, toutes choses égales par ailleurs, les parents qui sont amenés à utiliser le français en famille disposent davantage du capital culturel ou des réseaux de sociabilité qui permettent à leurs enfants de mieux participer aux activités scolaires, d’en saisir précisément les enjeux et d’en partager les normes. Même s’il est bien entendu des familles qui font du bilinguisme un choix positif, il se peut donc que dans les milieux populaires, le maintien de langue d’origine témoigne de conditions sociales (ségrégation urbaine, faible intégration par l’emploi) qui, sans affecter la maitrise du français en tant que telle (notamment dans sa pratique orale), produisent de la distance par rapport à l’univers scolaire et affectent ainsi les résultats des élèves.
Il ne s’agit pas ici de nier l’impact potentiel de facteurs comme le bilinguisme ou le manque de connaissance de la langue de l’école sur la réussite scolaire. Nous pensons néanmoins que cette lecture des difficultés des élèves en matière de lecture et d’écriture gagne à être interrogée. En envisageant le problème de façon purement quantitative – certains élèves ne connaitraient pas et ne pratiqueraient pas assez le français – on risque en effet de poser un diagnostic très partiel et donc de proposer des solutions de remédiation peu efficaces. Or, nos recherches nous conduisent à penser que les différences entre élèves au niveau langagier sont aussi et surtout d’ordre qualitatif – ils n’ont pas le même type de pratiques et ont des difficultés face à certains genres de discours. Certaines pratiques langagières scolaires diffèrent des interactions quotidiennes auxquelles les élèves sont habitués, car le sens n’y émerge pas directement de la parole et de l’action, mais nécessite une analyse des éléments du discours. L’école attend donc des élèves qu’ils apprennent, de façon plus ou moins explicite, à adopter une attitude analytique et réflexive par rapport au langage et à utiliser leurs ressources langagières de façon à pouvoir, par exemple, comprendre des textes ou des consignes dont le sens n’est pas donné immédiatement ou produire des textes cohérents dissociés de tout contexte pratique. Les difficultés que rencontrent certains élèves pour répondre à ces attentes résultent de leur manque de familiarité avec la culture scolaire et sont avant tout l’indice de leur appartenance à des milieux sociaux qui partagent peu les implicites de cette culture scolaire.
Au-delà de la question du diagnostic, l’enjeu est aussi politique et idéologique : qu’ils soient produits en Belgique ou aux États-Unis où ils sont très en vogue, les discours qui expliquent les inégalités scolaires en invoquant les lacunes supposées des élèves issus de l’immigration dans la langue scolaire laissent entendre que le fait d’avoir une langue ou une « culture » différentes de celles attendues par l’école est un fardeau en tant que tel. Ils contribuent ainsi à construire les élèves issus de l’immigration comme un public scolaire par définition susceptible d’être en échec, indépendamment de ses conditions sociales, et à masquer, ce faisant, les inégalités sociales qui sont à la base des inégalités scolaires.