Projets incompatibles

Dans une petite école d’enseignement spécialisé (types 1 et type 8), Malika a de sérieux problèmes aux genoux…

L’état de Malika se détériore à tel point que l’école se demande si elle peut continuer à prendre cette fillette en charge car elle se déplace de plus en plus difficilement. Seulement dans la famille de Malika, on ne peut accepter l’idée de retirer Malika de cette école pour la placer avec des enfants handicapés moteurs plus sévères.

Quand j’arrive dans la classe pour animer les danses traditionnelles avec les enfants, je suis très impressionnée par son courage et sa volonté d’arriver à suivre le mouvement des autres malgré sa douleur et ses muscles trop faibles et fragiles pour la porter. Son enthousiasme, son regard joyeux contrastent singulièrement avec sa souffrance.

Son état ne lui permettant pas de continuer à danser, j’invite Malika à s’asseoir. Je lui donne un tambourin pour jouer de la musique avec moi. Une place, un rôle souvent convoité par les enfants. Jouer de la musique pour accompagner ceux qui dansent devant elle, autour d’elle… C’est gai une fois, deux fois. Mais, pour Malika qui veut jouer avec les autres, danser avec eux, c’est la déception. Je lis dans son regard l’exclusion qui est en train de se vivre.

Puis-je continuer ainsi, encore cinq, six, sept séances à créer une dynamique de groupe en sacrifiant un de ses membres, alors qu’il rêve d’y être intégré ? Si la danse mène à l’exclusion, je loupe mon projet démocratique. Si je décide d’arrêter la danse par peur de l’exclusion, je loupe l’occasion d’offrir une expérience sociale et psycho-corporelle positive à des enfants qui en ont bien besoin. Si je m’en remets à la fatalité ou que je rends les parents de Malika responsables de sa détresse (ils ne la mettent pas dans une école adaptée à son état), je me dédouane et je prends soin de ma culpabilité et de mes habitudes au lieu de prendre soin de chaque enfant… Mais comment peut-on danser avec Malika, pas seulement autour d’elle ?

À l’intérieur de moi, une petite voix me supplie : « Cherche, Myriam, cherche, cherche ! Trouve le point de rencontre entre le projet de Malika (jouer avec les autres) et le tien (par la pratique de la danse traditionnelle : favoriser la socialisation et un bon développement psychomoteur, renforcer l’estime de soi et nourrir une dynamique de coopération et de fraternité). Cherche, pour que ces deux projets puissent se réaliser malgré l’apparente incompatibilité. »

Un défi à relever

Je vois Malika, assise sur son tabouret. Elle ne peut se lever que pour de courts instants. Commencer par : « être avec Malika ». Nous nous asseyons tous sur des tabourets, en cercle, comme une ronde. Nous commençons à chanter, à marquer la pulsation avec nos mains. Nos mains, nos bras dansent, aussi bien que nos pieds dansaient les pas. Nous voilà déjà en mouvement, collectif.

Et puis… les jeux de nourrice ! Chansons à gestes, mouvements de tresse, jeux de « chatouilles » et de « contacts »… On peut les faire assis aussi bien que debout ! Nous voilà emmenés dans les mouvements qui ouvrent à l’autre, à l’interdépendance, à la coopération, à la relation.

Être reconnu, avoir sa place dans le groupe… C’est aussi le répertoire des danses avec un soliste (ou plusieurs ) ! Je peux faire danser un enfant à la fois et pour un bref moment, tous les autres chanteront assis sur leur tabouret, c’est accessible à la résistance de Malika ! Les enfants choisissent leur rôle. Tour à tour princesse momentanément immobilisée par une sorcière maléfique, dragon effrayant et poursuivant le prince charmant qui veut la sauver, Pouchinelle la marionette en bois qui invente un mouvement imité par tous les autres, belle ramassant les lauriers, ou Youpie le voleur de fiancés… La « danse-tabouret » facilite grandement la participation de tous au chant collectif.

Et les danses où on frappe dans les mains d’un partenaire ! Les tabourets par deux, face à face, facile comme pour les chansons-contacts ! Oui mais, le tour à deux ? C’est court, Malika peut le faire, sa partenaire la soutiendra de ses deux mains. Et la promenade avec changement de partenaire ? Un jeu pour tous ? Changez de tabouret, changez de partenaire ! Malika s’assied sur celui d’à côté. Les autres mettent plus de temps à se décider. Chacun s’est promené et a trouvé un autre tabouret, un nouveau partenaire.

Malika, le point de rencontre de nos deux projets « incompatibles », a créé un style très fun : « la danse-tabouret ». Ce sont son projet et ses limites qui ont inspiré cette animation inédite de la danse pour enfants. Si chaque instant fut une aventure collective, aucune de ces danses n’a été trahie. Les enfants peuvent les danser avec ceux de l’école d’à côté, avec ou sans les tabourets, ce sont bien les mêmes danses !