Promenade en chapeau

07-chapeau.jpgCette année, les institutrices de troisième maternelle et de première primaire d’une école en discrimination positive, ma collègue et moi-même –bibliothécaires mi-temps de l’école– avons décidé de travailler ensemble à la construction et l’expérimentation de stratégies de lecture visant principalement la compréhension et l’interprétation d’images.
Ma collègue et moi préparons ensemble l’animation et nous nous retrouvons avec les élèves une après-midi par semaine.

Nos choix

Nous avons donc choisi de mener ce travail à partir d’albums jeunesse car l’image y fait sens tout autant que le texte, et qu’ils sont propices à une approche par la gestion mentale[1]Cette pédagogie des moyens d’apprendre amène progressivement les enfants à prendre conscience, par le dialogue pédagogique, des processus mentaux (ce qui se passe dans leur tête) qui … Continue reading.
Nous avons choisi plusieurs albums. Parmi ceux-ci :
– Le Chapeau de Marcus Malte et Rémi Saillard chez Syros (2007) : un chapeau qui s’envole et tombe dans un ruisseau. Une grenouille qui rêve de voyages et s’embarque dans le chapeau. Un poisson très glouton qui avale le chapeau et la grenouille. Un monsieur tout seul qui pêche à la ligne, espérant une fiancée, sirène ou fée, et finit par attraper le poisson. Et ainsi de suite, marabout-bout de ficelle, jusqu’à ce que le chapeau, sur la tête du monsieur s’envole à nouveau.
– Chapeau ! de Rotraut Susanne Berner chez Seuil Jeunesse (2003) : un coup de vent et, hop ! Le chapeau se fait la belle, passe de tête en tête pour revenir, un an plus tard, sur celle de son propriétaire. Cet album sans texte, truffé de détails amusants, fait défiler les saisons et se succéder les lieux.
– Promenade de François Soutif chez Kaléidoscope (2004) : un petit gars part en promenade et se retrouve soudain sur le dos d’un gros lourdaud. Et c’est le début d’une joyeuse balade complètement loufoque où l’on apprend à compter et à reconnaitre les couleurs.
Ces trois albums ont un schéma narratif simple. Ce sont souvent des contes de randonnée ou des contes en chaine où la construction du récit est linéaire ou circulaire. Les évènements s’enchainent les uns aux autres selon leur rythme propre. Pas de retour en arrière, une lecture par étapes, et une histoire qui pourrait être sans fin.

Commencer par le début…

Nous mettons d’abord les enfants en projet de lire l’album pour en comprendre l’histoire et pouvoir la raconter avec leurs mots. Il est important que les enfants saisissent que lire, c’est comprendre et que comprendre, c’est, entre autres, construire du sens, mettre en relation des parties d’une image/d’un texte à partir d’indices, traduire ce qui a été vu/lu de manière personnelle et dans d’autres langages (oral, plastique, écrit…). Nous leur assurons aussi que pour y arriver, nous allons les guider, étape par étape et travailler tous ensemble.

Nous abordons le livre lentement en prenant le temps nécessaire pour analyser la première et la quatrième de couverture parce que celles-ci, en donnant des indices sur l’histoire qui va suivre, aideront les enfants à entrer dans le livre et à saisir le sens du récit.

Aussi, nous demandons aux enfants d’observer attentivement et en silence tous les éléments qui s’y trouvent, de les mettre dans leur tête pour pouvoir les décrire une fois le livre caché (geste d’attention).
Nous leur laissons du temps pour faire revenir dans leur tête (évocation) la couverture (objet de perception) sous forme d’images ou de mots. Pour cela, nous les guidons en leur suggérant les différentes formes mentales que peuvent prendre les évocations : « Vous réentendez votre voix ou la voix de X, vous revoyez l’image, les gestes et les mouvements des personnages sur la couverture, vous vous mettez dans la peau du personnage et vous ressentez et exprimez avec votre corps ce qu’il vivait… »

Lors de la mise en commun, nous amenons les enfants à verbaliser un maximum de détails dont ils se souviennent afin de les relier entre eux pour pouvoir répondre à ces questions qui nous paraissent fondamentales : qu’est-ce qui se passe ? De qui parle-t-on ? Où et quand cela se passe-t-il ? En créant ainsi des liens entre les différents éléments (notamment le rapport entre le titre et l’illustration), ils donnent du sens à ce qu’ils ont vu.

Ensuite, nous les invitons à partir de leurs observations à vérifier leurs hypothèses, à se poser des questions (« Je me demande… ») et imaginer, formuler des hypothèses (« J’imagine que… ») en vue d’anticiper le contenu du livre.

Exemples

Dans le livre Le chapeau, au début, les enfants de 3e maternelle ne semblaient pas voir les liens entre la couleur orange du fond, le chapeau qui s’envole, les feuilles (qui sont en fait des arbres stylisés), les trois oiseaux, et des traces graphiques qui font penser au vent… Et ce n’est qu’après avoir, avec un sèche-cheveux, soufflé sur un chapeau en papier posé sur la tête de l’un d’eux qu’ils se sont aperçus que c’était le vent qui soulevait le chapeau et, après avoir regardé les feuilles dans la cour, qu’ils ont associé les couleurs rousses à l’automne. Quand nous avons demandé de faire des hypothèses à propos de l’endroit d’où venait ce chapeau et vers lequel il allait, cela n’a pas été facile. Un quart de la classe avait imaginé qu’il pouvait appartenir à quelqu’un, mais les autres continuaient à penser qu’il avait simplement été déposé sur le sol sans faire de lien entre le vent, le chapeau et un éventuel propriétaire.

Sur la couverture de l’album Promenade, les enfants de 1re avaient observé avec beaucoup de précisions le personnage : ils avaient remarqué que son t-shirt portait le chiffre 1 et que sa longue écharpe comportait des cases de couleurs différentes numérotées de 2 à 12. Et dans les pages de garde, ils avaient repéré et mémorisé les douze petites gravures représentant des objets, des personnages et des animaux, qui seront liés à l’histoire. Ces découvertes qui les ont interpelés (ils se sont posé beaucoup de questions sur la présence de ces chiffres et de ces codes), les ont préparés à entrer dans la logique de cet album codé construit comme une randonnée composée d’une accumulation de douze éléments.

Dans Chapeau, sur les premières pages de garde, on voit une série de personnages avec un chapeau sur la tête tandis que le personnage principal (qui se trouve sur la première de couverture) perd son chapeau et sur les dernières pages de garde, la scène est inversée : le personnage principal tient son chapeau sur la tête tandis que les autres personnages tentent de rattraper leur chapeau qui s’envole. En comparant ces deux situations, les enfants de 1re ont imaginé que le petit garçon retrouverait son chapeau à la fin de l’histoire.

Ce long travail préalable est donc réellement nécessaire pour entrer en contact avec le livre. Il incite les enfants à démarrer la lecture en mettant en appétit les plus faibles et en donnant aux plus forts l’envie de trouver des réponses à leurs questionnements et de vérifier leurs hypothèses.
Il donne l’occasion aux enfants de s’engager activement dans la construction du sens qui s’élabore progressivement dans l’interaction, l’échange avec les autres. Ils deviennent ainsi chercheurs de sens.

Et le contenu… Lecture d’images, arrêts, anticipation, inférence

Nous faisons également beaucoup d’arrêts à des moments stratégiques ou, comme dans Chapeau !, à chaque page du livre afin d’anticiper la suite de cette histoire à rebonds.
L’anticipation peut être logique, comme dans Promenade où il faut faire le lien avec les différents éléments qui précèdent et les codes de la page de garde. Pour les élèves moins à l’aise dans le langage, nous leur demandons de dessiner ou de jouer l’évènement qui suit.

L’anticipation est parfois plus stratégique quand, par exemple dans Le chapeau, nous arrêtons notre lecture à une question, à une répétition : « C’est l’histoire de, c’est l’histoire d’un chapeau, c’est l’histoire d’une grenouille… ». Puis, c’est aux enfants de trouver que la grenouille saute dans le chapeau qui flotte sur la rivière et que ce chapeau ira vers la mer où d’autres aventures l’attendront. Mais c’est finalement, grâce au texte qu’ils auront la confirmation que c’est le poisson qui attend le chapeau pour l’avaler. Ils le découvriront sans notre aide, simplement par la répétition des caractéristiques de l’animal « un gros géant glouton, plein de dents, plein d’écailles, plein d’arêtes ». Ils sont entrés dans le processus d’inférence, essentiel en lecture, en déduisant une information sans qu’elle ne leur soit communiquée explicitement.

La reconstruction du schéma narratif et la recherche de preuves

À chaque étape, en les confrontant à l’image puis au texte, nous demandons aux enfants de justifier leurs réponses, de les vérifier et de prouver leurs hypothèses. Puis, à la fin de la lecture, les enfants reconstruisent le schéma narratif du livre et racontent ensuite l’histoire avec leurs propres mots. Il est indispensable de respecter les données livrées par l’auteur.

Pour Chapeau !, ils doivent reconstruire le voyage du chapeau en remettant dans l’ordre les propriétaires successifs. Pour verbaliser l’histoire, ils s’aident d’un petit chapeau qu’ils déplacent de tête en tête. Ce geste participe à assoir la mémorisation dans leur corps. C’est ce « va-et-vient » entre ce qu’ils voient et ce qu’ils évoquent qui leur permet de fixer les images dans leur tête.

Ce travail permet aussi de contrôler la justesse de leurs évocations, car parfois, elles peuvent être erronées. Ainsi, un enfant qui, au moment d’anticiper l’histoire, avait imaginé qu’à la page suivante, ce serait la cigogne qui s’emparerait du chapeau, se trompe au moment de la reconstitution de l’histoire : il est persuadé que nous avons oublié de lui donner la cigogne. Son anticipation avait été tellement forte qu’elle avait pris le pas sur le livre lui-même. Il a fallu retourner au livre pour lui prouver son erreur et lui faire lâcher son hypothèse.

Pour se souvenir d’une image, une comptine peut être construite ensemble à propos d’une séquence. Les enfants la mémorisent en la mimant puis, plus tard dans l’après-midi ou lors d’une séance suivante, ils la dessinent de mémoire, le plus précisément possible. Cet exercice nous permet de vérifier s’ils se rappellent la séquence lue.

Comment cette approche permet-elle de préparer les élèves à être de bons lecteurs

Depuis octobre, les enfants se questionnent, cherchent à deviner/anticiper, créent des liens, vérifient. Les quatre séances de deux heures passées sur un album ne paraissent jamais ennuyeuses ni pour les enfants, ni pour nous. Ils restent actifs jusqu’au bout… Nous remarquons leur intérêt croissant pour la lecture à d’autres moments comme, par exemple, ceux du « coin lecture » ou lors de leur choix de livre pendant les moments de prêt à la bibliothèque. Même les élèves les plus en difficulté restent longtemps avec le livre en main et cherchent à le comprendre. Dans leur cahier personnel (cahier journal où ils relatent leurs moments importants de la journée ou de la semaine), ils parlent beaucoup de l’activité « lecture ». Ils s’adaptent plus vite à une nouvelle lecture, relèvent les similitudes et créent ainsi des réseaux d’information entre différents livres. Et, parmi les effets moins attendus, mais tout aussi importants, nous remarquons que les élèves apprennent progressivement à gérer leur prise de parole, à écouter les autres, à se donner des règles de jeu pour apprendre ensemble. z
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Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cette pédagogie des moyens d’apprendre amène progressivement les enfants à prendre conscience, par le dialogue pédagogique, des processus mentaux (ce qui se passe dans leur tête) qui s’opèrent lorsqu’ils sont en train d’apprendre. Et les albums jeunesse permettent, dans le plaisir, de stimuler les cinq gestes mentaux indispensables à tout apprentissage. À savoir : l’attention, la mémorisation, la compréhension, la réflexion et l’imagination.