Ce qui fut d’abord un hasard lié aux réaffectations, est devenu un choix : sociologue devenue institutrice primaire, Stéphanie Saintenois travaille dans les quartiers populaires de Bruxelles depuis une dizaine d’années.
« Nous nous trouvons dans une école située dans un quartier habité par une très grande majorité de Turcs. Nos élèves, même s’ils sont nés ici, arrivent pour la plupart en première primaire avec une connaissance du français insuffisante. C’est un des effets pervers de l’organisation de l’immigration turque à Bruxelles. Les Turcs de Bruxelles se sont regroupés entre eux, ont créé des réseaux de solidarité et des organisations très efficaces. Mais ce qui a été un moyen de survie et défense devient une faiblesse.
Aujourd’hui, cette population se retrouve dans quelques quartiers de Saint-Josse et Schaerbeek, où tout peut se faire en langue turque : courses, sorties, etc. Les antennes paraboliques n’ont évidemment pas arrangé les choses, et beaucoup de familles n’ont plus guère l’occasion de pratiquer le français, que ce soit dans la rue ou à la maison.
Par ailleurs, nous accueillons une minorité d’enfants en partie originaires de l’Est, en partie réfugiés. Si l’école veut concrétiser son projet d’intégration par l’enseignement, elle ne peut fonctionner comme si de rien n’était. Pour cette raison, notre directeur a mis en place différents dispositifs destinés à faciliter les contacts entre les familles et l’école.
Contrairement à ce qui se passait il y a quelques années, les parents peuvent rentrer dans l’école. Ils peuvent même attendre la fin des cours dans le préau. Certains s’attardent même le matin dans l’école jusqu’à neuf heures pour tailler une bavette.
Nous avons voulu pousser cette ouverture plus loin en développant une action destinée aux mamans : une ou deux fois par semaine, elles se réunissent avec l’aide d’une animatrice afin de discuter de problèmes divers. Ces réunions ont lieu le plus souvent l’après-midi, à l’école. Ainsi, une vingtaine de mamans se sont mises à fréquenter l’école avec une très grande régularité.
Par ailleurs, l’école leur propose aussi des cours de français. Ici aussi, l’intérêt d’un noyau dur est très marqué. Pourtant, tout n’est pas rose. Le principal problème, c’est que ce sont les mamans issues de nationalités minoritaires qui fréquentent ces lieux. Les mamans turques, elles, ne viennent pas, malgré nos efforts.
Intégrées dans la vie du quartier, elles ne ressentent pas avec la même acuité le besoin d’apprendre le français. De plus, la communauté turque vit encore très fort avec le mythe du retour au pays.
Comme je l’ai dit, la plupart des enfants inscrits dans notre école nous arrivent sans connaitre le français. Pourtant, ce sont le plus souvent des enfants de la deuxième voire de la troisième génération. Donc, ils sont belges. À ce titre, ils ne peuvent intégrer de classe passerelle, alors qu’ils auraient besoin d’un enseignement du français comme langue étrangère.
Du coup, nous sommes tiraillés, entre d’une part la nécessité de prendre en compte le niveau de ces enfants, et d’autre part les exigences du programme scolaire. Je pense que ces enfants devraient avoir le droit de mener leur scolarité en plus de six ans, s’il le faut, afin de pouvoir rattraper leur retard langagier.
De même, il n’est pas toujours facile pour les enseignants de trouver des formations adéquates. Nous compensons par des contacts informels entre collègues, contacts qui sont dans cette école nombreux et chaleureux. Mais cela ne suffit pas. Il nous manque parfois le recul et la réflexion globale sur nos pratiques.
D’un point de vue pédagogique, nous misons beaucoup sur l’importance de la langue et du monde de l’écrit. Ainsi, notre directeur, en collaboration avec les bibliothèques communales, a créé un fonds de livres achetés en vingt ou trente exemplaires. Le projet a pris une telle ampleur que plusieurs écoles autres s’y sont associées.
Mais il ne suffit pas de mettre à la disposition des enfants le matériel. La manière, aussi, est importante. J’aimerais que les enfants viennent dans ma classe pour s’amuser. En collaboration avec ma collègue, on travaille beaucoup par thème et par projet. Avec beaucoup de sorties à la clé. Pour découvrir un monde à la fois si proche et souvent si étranger à leur quotidien.
Un autre axe, c’est l’écoute. C’est important qu’ils sentent que je me sens responsable d’eux. Il n’y a pas de lieu ni de temps institués pour cela, cela vient quand ça vient. Mais alors, c’est important de pouvoir prendre le temps tant avec les enfants qu’avec leurs parents.
Malgré ces limites, on constate chaque jour qu’avec un peu de rigueur, un peu de matériel et une présence qui compte, les résultats peuvent être impressionnants. Ainsi, souvent, les élèves adorent qu’on leur lise des histoires, contrairement à ce qu’on pense parfois. Du coup, j’ai équipé ma classe de livres nombreux, nouveaux et beaux, divers. Quitte à y apporter les miens.
Cela aussi, c’est important, payer de sa personne et être là en tant qu’être humain et pas seulement pour la fonction qu’on occupe. Il est important de leur montrer tous les points communs qui nous rassemblent : par exemple au travers d’anecdotes personnelles racontées en classe. Je pense que cela joue, dans un sens positif.
Mais tous ces efforts collectifs et individuels seraient beaucoup plus efficaces si on nous donnait les moyens de mettre en oeuvre la pédagogie vraiment nécessaire pour atteindre les objectifs. Ces enfants n’ont pas les mêmes besoins que les petits francophones de naissance ; ils n’ont pas non plus tout à fait les mêmes besoins que les petits réfugiés qui intègrent les classes passerelles. Leurs besoins sont autres et donc il faut leur appliquer d’autres méthodes. C’est à ce prix qu’ils pourront pleinement prendre leur place dans la société.