Puissances de l’échiquier

L’activité est un succès, tout le monde note la solution attendue. Le professeur peut être satisfait. Rien n’est venu entraver le cours ou presque. Rien de vraiment grave… On peut passer à la suite du chapitre : les propriétés des puissances! Mais, cela ne s’est pas tout à fait passé comme cela… Parce qu’il y a eu débat!

En 2e secondaire, tandis qu’ils réfléchissent, l’enseignant circule, repère les élèves intrigués, ceux qui ne savent pas par où commencer, ceux qui annotent des calculs sur une partie de la feuille, ceux qui semblent déjà avoir une réponse, peut-être la bonne…

« Ça coince ! Encore un obstacle ? La réflexion repart… »

Il y a très très longtemps1, le roi Belkib (Indes) promit une récompense fabuleuse à qui lui proposerait une distraction qui le satisferait. Lorsque le sage Sissa, fils du Brahmine Dahir, lui présenta le Chaturanga, ancêtre du jeu d’échecs, le souverain demanda à Sissa ce que celui-ci souhaitait en échange de ce cadeau extraordinaire. Sissa demanda au roi de déposer un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite pour remplir l’échiquier. Le roi accorda immédiatement cette récompense…   

L’échiquier est composé de 64 cases. Combien y a-t-il de grains de riz sur la dernière case de l’échiquier ? Une élève semble avoir une bonne réponse. Bingo! Le temps de la réflexion est passé, les élèves déposent leur stylo. La mise en commun démarre…

Un départ

Lorsque la légende de Sissa est présentée, les élèves se mettent directement à remplir les premières cases de l’échiquier.

À partir de la troisième ligne, les calculs mentaux (voire écrits, sans calculatrice) prennent plus de temps. Malgré cela, les élèves persévèrent encore. Jusque quand? C’est un premier obstacle.

Après plusieurs minutes, un élève interrompt le travail. Ouf!

Fadi : Monsieur, ça va être trop long de calculer pour arriver à la dernière case en faisant à chaque fois le nombre fois 2, fois 2, fois 2, etc.

Berfin : Je crois qu’on peut utiliser certaines cases pour en déterminer d’autres. Par exemple, on peut trouver des multiples de 256 pour passer d’une ligne à l’autre.

Fadi : Comme il y a 8 lignes et que 256 est sur la seconde ligne alors on va faire : 256 · 256 ·… · 256 sept fois.

Imen : On peut utiliser les exposants alors si on fait toujours la même chose.

Myriam : Je crois avoir une idée.

Des solutions

En fait, on ne veut pas connaitre la valeur en écriture décimale du nombre, mais on s’intéresse au calcul qu’il faudrait faire pour le déterminer.

Les élèves sont remis en recherche individuelle à la suite de ces pistes et de ces petits échanges. Quelques minutes plus tard, voici les solutions proposées.

128 264 263 264+ 1   264– 1   2567

Le débat est lancé. Les élèves discutent entre eux pour tenter de valider (ou d’invalider) les réponses exposées. La réponse 128 résulte d’une confusion entre «2·64 » et le principe de faire «fois deux» un certain nombre de fois, ici 64 fois. C’est un écueil fréquent.

Isahia : 128. C’est pas possible, car, sur la huitième case, on a déjà 128 grains de riz.

Les solutions 264 et 263 sont celles qui agitent le plus les échanges. L’échiquier est composé de 64 cases. Pour certains élèves, on multiplie par 2 d’une case à la suivante, on a donc 264 grains de riz sur la dernière case. D’autres soustraient ou ajoutent 1 à 264, car sur la première case on a qu’un seul grain de riz, distinct à priori d’une puissance de 2.

Safa : Oui, mais à la première case, on a qu’un seul grain de riz et ce n’est qu’à partir de la seconde case que l’on part d’un «2 » et que l’on multiplie par 2 à chaque fois. En tout 62 fois. On a donc 263 grains de riz sur la dernière case.

Safa se rend au tableau pour montrer avec son doigt que l’on se déplace d’une case à l’autre tout en comptant en même temps «fois deux, une fois», «fois deux, deux fois», etc.

Les solutions «264 + 1» et «264 − 1» sont écartées à la suite de cet argument.

L’ensemble de la classe est convaincu par cet échange d’arguments. L’activité aurait pu s’arrêter là… La question de départ est résolue. Mais une solution n’a pas encore été relancée : 2567. L’enseignant fait le choix d’aller explorer cette autre solution.

Fadi : Moi je proposais de faire «fois 256 » à chaque fois pour passer d’une ligne à l’autre. Car il y a 8 cases horizontalement. On commence à 1 et on fait

«·2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 »

pour arriver à la seconde ligne. On fait donc 1 · 256 pour passer de la première case de la première ligne à la première case de la seconde ligne. Ma solution est donc correcte. À partir de la première case, on peut faire 2567 pour arriver à la dernière ligne et donc à la 64e case.

Berfin : Le problème, c’est que tu arrives à la première case de la dernière ligne comme cela. Et pas à la solution finale!

Les échanges entre les deux élèves déjugent la méthode. Ils risquent d’abandonner l’idée d’utiliser les lignes de l’échiquier pour arriver à la solution. Ça coince! Encore un obstacle? La réflexion repart…

Fadi : Ah ouais… il faudrait alors faire 2567 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 (sept fois) pour se déplacer vers la droite à l’horizontale et arriver enfin à la dernière case.

Berfin : Ah oui, là ce serait possible.

Isahia : Moi je suis d’accord, j’ai compris la méthode.

Berfin : Attends, mais avec ta méthode on pouvait trouver directement la solution. Il faudrait alors partir de la 8e case et faire 128 · 2567 pour arriver à la 64e case.

Ismaël : Oui je suis tout à fait d’accord aussi avec cela. On a donc plusieurs solutions (sous-entendu plusieurs expressions de la solution).

Une autre idée aurait pu apparaitre dans les solutions. En partant de la première case et en se déplaçant en diagonale, on aurait pu faire 1·(29)7mais cela n’est pas apparu.

Des propriétés

L’activité ayant bien été secouée, il est temps pour l’enseignant de synthétiser tout cela, de faire le tri dans les solutions.

Prof. : Pour finir, nous avons trois expressions de solutions toutes équivalentes :

263;

2567 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2;

128 · 2567.

Peut-on exprimer les deux dernières solutions aussi, en utilisant juste les puissances?

Les échanges entre les élèves et l’enseignant apporteront les analyses suivantes.

Des deux premières expressions, on tire : 2567 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 · 2 = 263.

Multiplier par 256, c’est «multiplier par 28». Reprenons l’argument de Fadi, en partant de la première case de l’échiquier, on fait 1 · 28 · 28 · 28 · 28 · 28 · 28 · 28 pour arriver à la première case de la dernière ligne. Pour arriver sur la dernière case, on doit encore se déplacer de sept cases vers la droite. Faire «·2·2·2·2·2·2·2 », c’est faire ·27.

L’expression devient donc un produit de puissances de même base.

28 · 28 · 28 · 28 · 28 · 28 · 28 · 27 = 263 = 28+8+8+8+8+8+8+7

On en déduit la propriété de produit de même base, car cette expression est équivalente à 263.

Pour ce qui est de la solution de Berfin, on fait 128 · 2567 pour arriver à la 64e case.

En transformant tous les facteurs en puissances de 2, on obtient alors 27 . (28)7.·

Pour une meilleure cohérence dans l’exploitation des propriétés, il semble intéressant de découvrir d’abord la propriété de produit de puissances de même base pour pouvoir la réexploiter dans l’expression de Berfin :

27 · (28)7 = 263

27 · 2? = 263

On déduira de cette égalité la propriété de puissance d’une puissance.

27 · (28)7 = 27 · 256 = 27 · 28·7 = 263

Notons que l’exposant 56 peut être aussi compris en observant l’échiquier.

Bien évidemment, on se demandera comment on peut obtenir un exposant 63 avec les exposants que l’on possède au départ dans les différentes expressions.

Dans les cours qui suivent, lors d’un débat sur ce que vaut 20 (0? 1? Impossible?), un des arguments évoqués par un élève sera le nombre de grains de riz présents sur la première case de l’échiquier.

Prise de recul

Au départ, la confusion entre le produit de deux nombres et le produit d’un nombre par lui-même «un certain nombre de fois» est mise en avant. On rappelle que 263 est différent de 2 · 63 et on le note au cahier.

On fait le choix de ne pas éviter les erreurs et les obstacles récurrents qui font entièrement partie du déroulement d’un cours. L’enseignant a préalablement pensé aux difficultés que les élèves pourraient rencontrer pour être prêts à les exploiter. Il a préparé des questions de relance et des questions ouvrant une réflexion vers plusieurs méthodes. Par exemple : peut-on exprimer le nombre de grains riz présents sur la dernière case de l’échiquier en connaissant le nombre de grains de riz présents sur la 10e case?

L’enseignant espère que ses élèves vont utiliser la notation en puissance, apprise l’année précédente, pour répondre à ce problème. Mais, penser à cette notation doit venir lorsque l’élève est confronté au besoin d’aller plus vite, au besoin de trouver un moyen plus efficace d’exprimer un nombre dont on connait le processus de fabrication. C’est un moment parmi d’autres où les notations en puissances montrent leur utilité.

Ouverture

Balayer les obstacles et les méthodes non abouties pour mettre en évidence une unique solution, c’eût été passer à côté d’une possibilité d’extraire plusieurs notions et surtout passer à côté de donner un réel sens à la démarche de recherche en mathématiques.

Dans cette activité, la notion d’équivalence de deux expressions, le produit de puissances de même base, la puissance de puissance sont discutés. C’est parce que la méthode de Fadi n’aboutit pas et que les élèves essaient de la comprendre et que par la suite, on arrive à dégager un maximum de propriétés.

Si pour les raisons connues (temps, programmes chargés), on décide de mener les élèves à la solution, ne se prive-t-on pas de ces «freins» générateurs de savoirs, de recherches et d’ouverture vers d’autres apprentissages? Comme le dit Safa à la fin d’un cours : «Ce que j’aime dans le cours de mathématiques, c’est qu’on a toujours plusieurs manières de faire ou alors des erreurs à discuter. Être dans un cours où les élèves donnent toujours la bonne réponse, ce serait… comment dire? Très monotone!»

1 Wikipédia, La légende de Sissa, https://bit.ly/3Yqo3to