«Qu’est-ce que tu vas faire quand tu seras grand ?»

Dans nos sociétés occidentales, les évolutions récentes (technologiques, économiques, politiques, sociales et culturelles) intronisent peu à peu un nouveau « dieu » (un principe de sens, un « Personnage Majuscule »), comme source ultime des valeurs et des normes qui orientent et donnent un sens légitime aux conduites des gens.

J’appelle ce « dieu » l’Individu-Sujet-Acteur (ou, avec une touche d’humour, le « Grand ISA »). Ses commandements principaux sont au nombre de quatre : « Deviens toi-même », « Choisis ta vie », « Cherche la passion et le plaisir » et « Prends garde à toi ».

Mais qu'est-ce que je vais faire ?
Mais qu’est-ce que je vais faire ?
Toutes les instances de socialisation – les familles, les écoles, la télévision, les organisation de travail, les États, les industries culturelles – sont déjà au service de ce nouveau « dieu » régnant : elles invitent culturellement et contraignent socialement chaque (petit) individu (concret) que nous sommes à conformer sa conduite personnelle aux exigences du (grand) Individu (abstrait).

Formellement, cette évolution n’est pas différente de beaucoup d’autres qui l’ont précédée, dans nos sociétés ou dans d’autres : les « dieux » qu’il s’agisse du Soleil ou de la Lune, de Zeus ou d’Apollon, d’Allah ou de Yahvé, de la Raison ou du Progrès, de la Science ou de la Patrie… ou de Dieu lui-même ! naissent et règnent quand les gens y croient et meurent quand ils n’y croient plus. L’important, quand ils cessent de croire aux uns, c’est qu’ils se mettent à croire à d’autres : faute de quoi, l’anomie culturelle risque d’entraîner la ruine de la vie sociale.

Cette évolution n’est ni un bien, ni un mal : c’est un fait. Il n’y a pas, en soi, de bons et de mauvais « dieux », mais seulement des bonnes et des mauvaises interprétations des commandements qu’on leur attribue. Quel que soit le « dieu » auquel on croit, on peut toujours le mettre au service d’intérêts particuliers, plus ou moins égoïstes, ou, au contraire, de l’intérêt général. Ceci est vrai aussi, évidemment, pour le « Grand ISA ».

Cette évolution est (probablement) irréversible : elle est le résultat de millions de décisions individuelles, prises tous les jours par des millions d’individus ou d’organisations ; elle n’a donc fait l’objet d’aucune délibération et n’a, formellement, été « décidée » par personne.
Position idéologique

Face à cette évolution, plusieurs réactions sont légitimes : on peut soit combattre le nouveau « dieu » au nom de la croyance en la supériorité des anciens, soit essayer de sauver ce qu’on juge bon chez les anciens pour l’articuler à ce qu’on apprécie chez le nouveau, soit encore adhérer au nouveau et essayer d’infléchir ses commandements dans le sens de l’intérêt général.

Ma position personnelle est la troisième. Pourquoi ? Parce que je pense que cette évolution est irréversible et qu’il est tout à fait possible de construire une société humaine et solidaire en s’inspirant des commandements du « Grand ISA ». Belle utopie pour ici et maintenant : que chacun s’efforce d’aider les autres à trouver les ressources nécessaires pour se conformer à ses quatre commandements. J’ai donc mis fin à mes lamentations d’adulte sur l’ » individualisme contemporain » et surtout, j’ai cessé de culpabiliser les jeunes avec ce stigmate !

La question de projet personnel

Les commentaires qui suivent s’inspirent bien entendu de l’analyse que je fais et de la position idéologique que je prends.

• L’évolution décrite permet de comprendre facilement pourquoi cette question du « projet personnel » (qui ne se posait pas, ou alors tout autrement, il n’y a pas plus de trente ans) est devenue centrale aujourd’hui (et donc, pourquoi tout le monde en parle). « Avoir un projet personnel » est devenu une question de vie ou de mort sociale, pour qui veut survivre au jugement tyrannique du « Grand ISA » (répercuté, ne l’oublions pas, par toutes les instances de socialisation). Avoir un projet (« Deviens toi-même ») personnel (« Choisis ta vie »), intéressant (« Cherche la passion et le plaisir ») et cependant réaliste (« Prends garde à toi ») est devenu, de nos jours, pour tout le monde mais, cela va de soi, surtout pour les jeunes, un impératif catégorique. Dès lors, celui qui n’en a pas, qui ne sait pas quoi, qui s’est trompé, qui s’est « planté », se sent « nul », « out », « marginalisé », et il a, forcément, des problèmes d’identité ! (D’où la centralité de la question identitaire). Une certaine dose de relativisme et un peu de distance critique vis-à-vis des commandements du nouveau dieu régnant ne nous ferait donc pas de tort : après tout, comme tous les autres « dieux », il n’est qu’une croyance culturelle.

• Chacun se croit pourtant obligé d’avoir un projet personnel. Fort bien ! Mais le jeu est inégal : devant ce problème, difficile à résoudre et jamais résolu définitivement, certains sont plus avantagés que d’autres. En principe, il est plus facile à résoudre pour ceux qui ont des ressources (les capitaux de Bourdieu) : c’est vrai, mais ce n’est pas aussi simple. Car, même pour ceux qui en ont, la solution est loin d’être évidente. Pourquoi ? Parce que plus les parents ont des ressources, plus ils peuvent se permettre d’inciter leurs enfants à mettre haut la barre, à innover, à être original et à choisir « librement », donc, plus ils les laissent seuls devant les risques de ne pas savoir ce qu’ils veulent, de se tromper, de ne pas s’investir assez dans leurs choix et d’échouer, avec les conséquences identitaires qui en résultent. Car il est bien plus difficile de devenir un « bon ISA », que d’être un « bon chrétien »… ou un « bon notaire comme papa » ! Si bien que les jeunes sont inégaux, au moins autant devant la question identitaire que devant celle des ressources : les uns n’ont pas assez de choix, les autres en ont trop ! Mais les deux courent le risque d’avoir des problèmes d’identité, pour des raisons opposées.

• L’école qui, bien entendu, participe (avec la famille, la télévision et les industries culturelles) à ce processus, en inculquant aux jeunes le désir d’avoir un projet personnel, et qui croit que son rôle consiste à les aider à en trouver un n’est cependant pas du tout le lieu principal de résolution de ce problème. En effet, comment un jeune trouve-t-il une réponse à la question du « projet personnel » ? Par trois voies au moins, me semble-t-il, et qui comportent chacune un piège spécifique.

– Le don : le jeune « sent » en lui par intuition des préférences, des goûts, des talents, qui le « poussent » à s’intéresser à certaines activités. Cette voie est largement privilégiée aujourd’hui : les parents, les enseignants et les jeunes eux-mêmes sont très attentifs à ces dispositions, qu’ils croient volontiers innées, et qu’il s’agit de « découvrir en soi », puis de développer : « j’ai toujours voulu être… », « je suis fait pour… ». Le plus souvent, pourtant, ce n’est qu’une illusion : tout jeune dispose de capacités de dons multiples et indéfinis qui lui permettent de réussir dans de nombreuses activités différentes, mais il n’est « fait » pour rien de particulier ; les petits Picasso sont rares ! S’il croit pourtant avoir « trouvé sa vocation », c’est souvent parce qu’il croit qu’il devrait avoir un don pour quelque chose et savoir ce qu’il veut, et parce qu’il sent bien autour de lui qu’on attend qu’il le découvre. Effet pervers : il attend une « révélation » qui ne vient pas, ou il croit en avoir trouver une, mais se convainc facilement que « ce n’est pas la bonne » !

– L’identification : le jeune aime et admire des « modèles identitaires » auxquels il s’identifie et qu’il tend à imiter. Certains lui sont proposés par les masses média et les industries culturelles ; d’autres lui viennent de ses parents et de leurs amis, des enseignants rencontrés à l’école, d’autres jeunes dans des groupes de pairs. Le piège réside ici dans l’ambiguïté du processus : le monde ambiant n’arrête pas de proposer des modèles à imiter, tout en incitant les jeunes à être uniques, singuliers, à choisir et inventer leur propre vie, bref, à ne pas imiter. Double bind ! Effet pervers : il arrive alors que, pour répondre à cette exigence, ils jugent bon de faire l’inverse de ce que les autres attendent d’eux, sans voir que cette contre-identification n’est jamais bonne conseillère.

– L’expérimentation : le jeune s’essaye à toutes sortes d’activités, pour voir ce qui lui plaît, ce qui l’intéresse, ce qui correspond à ses attentes, ses espérances, ses rêves… Il fait des « stages » ! C’est sans doute la piste la plus sûre, celle qui permet de se rendre compte dans la pratique, de ce que sont réellement les activités auxquelles il rêve. Le piège est ici de ne pas s’y impliquer assez fort et assez longtemps pour acquérir une vraie expérience, de ne pas assez « mouiller sa chemise ». Effet pervers : il papillonne, il essaye tout, ne réussit rien et finit par se décourager.

L’école, me semble-t-il, a peu d’emprise sur ces trois voies. Au mieux, elle peut aider les jeunes à prendre conscience de leurs capacités et les enseignants peuvent leur offrir des modèles d’identification. Mais elle peut difficilement leur proposer l’expérimentation : celle-ci se fait ailleurs et après.

Qu’en conclure ? Que l’école devrait aider les jeunes à prendre de la distance critique par rapport à cette question : leur expliquer que le projet personnel est un droit et non un devoir, ne pas stresser ou culpabiliser ceux qui n’en ont pas, ne pas les obliger à faire des choix sans les avoir expérimentés, les autoriser à se tromper, à changer d’avis plusieurs fois…