Quand ça ne veut pas… on débat !

Dans une classe difficile qui commence à m’échapper, je fais table rase et je recommence à zéro mon cours de formation historique et géographique (FHG). « Pourquoi on est là ? » « Parce qu’ici on peut débattre, m’sieur. »
Fort bien, en avant pour le débat !

Tout prof du professionnel et du qualifiant saura immédiatement vous dire de quoi on parle quand on évoque une classe difficile.
C’est cette classe où on entasse trop d’élèves, qui s’y retrouvent au gré de nombreuses réorientations, où la majorité d’entre eux a doublé au moins une fois, où les problèmes liés aux apprentissages, les problèmes de famille, les problèmes de discipline sont légion.
Cette classe, il ne faut pas une très longue expérience pour la repérer. Les élèves eux-mêmes se savent catalogués et font vite comprendre au prof qu’ils ne seront pas disposés à se lancer volontiers dans les apprentissages.

Choisir la difficulté

Alors puisque dans cette classe on n’arrivera pas à travailler, autant laisser tomber ce qui ne marchera assurément pas et concentrer son énergie sur quelque chose de productif, pour une fois quelque chose que les élèves auraient envie de faire.
C’est pourquoi, tous les ans je choisis ma classe la plus difficile et avec elle j’entame un projet en partant de ses attentes et ses envies. Cette année il s’agissait de la classe de 4e mécanique dans laquelle je donne le cours de formation historique et géographique à raison de deux heures semaines.
C’est une heure de tout début d’année et je sens qu’elle commence déjà à m’échapper, du coup, j’arrête mon cours et prends quelques instants pour discuter avec les élèves sur les questions suivantes : « Pourquoi le cours vous embête-t-il ? Pour vous qu’est-ce que c’est un cours d’histoire et de géographie ? » Afin de collecter leurs réponses, je demande à chacun (ce sont des garçons) de prendre les dix dernières minutes du cours pour rédiger sur une demi-feuille la réponse qu’il apporte à ces deux questions.

Prendre au mot

Après avoir lu chacun des papiers, il apparait vite que les élèves perçoivent mon cours comme un lieu de débat où l’on pourrait exprimer son avis.
Cette vision ne me semble pas être complètement dénuée de sens, mais je la sais également chargée d’une représentation qui va à l’encontre de la démarche, parce que scientifique. Pour certains élèves, débattre, c’est papoter durant une heure sur un sujet au choix en donnant un avis uniquement basé sur l’expérience ou tous les avis se valent et chaque parole ne peut être critiquée sous peine de violentes invectives.
Je décide malgré tout de prendre au mot mes élèves et de mettre en place un dispositif qui nous permettrait de débattre au terme de l’activité, mais également de dépasser cette représentation afin de permettre à ceux qui n’ont pas d’avis, pas d’expérience de s’exprimer, mais également de construire un argumentaire sur une base étayée.

Donner envie de chercher

La première activité consiste à trouver un thème pour l’activité. L’ensemble des choix de cette première phase s’opère via des bulletins secrets, afin que chacun puisse s’exprimer sans jugement ou pression.
Je demande à chaque élève de choisir trois thèmes qu’il voudrait aborder en classe. Nous listons ces thèmes sans en éluder. De mon point de vue, il n’y a pas de thèmes qui ne soient pas dignes d’intérêt et si certains se veulent provocs (la drogue, le sexe…) je prends soin de les recenser comme les autres. Après une phase de vote, c’est le thème du cannabis qui est choisi.
Plusieurs élèves de la classe ayant des problèmes d’assuétude, l’une de mes préoccupations est de veiller à éviter que le débat ne se transforme en « master class » sur la consommation du cannabis et de garder à l’œil mon objectif final qui est l’organisation d’un débat valable.
Pour ce faire, j’utiliserai deux outils. Le premier est un contrat grâce auquel nous fixons une temporalité et des objectifs stricts. Nous décidons de travailler un lundi sur deux autour de cette thématique. Il est également stipulé dans le contrat que ne participeraient au débat que ceux qui auraient sérieusement réalisé leurs recherches.
Le second outil est la plateforme en ligne Padlet qui est l’interface sur lequel les recherches sont effectuées. Les élèves semblent heureux de pouvoir utiliser un nouvel outil, qui plus est depuis leurs smartphones.
Le cadre fixé et approuvé par tous nous pouvons commencer à travailler.

Apprendre à chercher

L’étape suivante est de trouver une bonne raison de chercher, en effet bon nombre d’élèves ont déjà une expérience liée au cannabis, forts de cette dernière, peu d’entre eux jugent nécessaire d’aller voir plus loin.
Pour surmonter ce premier obstacle, je demande à chaque élève de trouver un document écrit ou vidéo de son choix sur la thématique, sans contrainte sur le fond ou la forme. Enthousiaste face à cette première demande, je me retrouve rapidement avec un corpus de documents très variés.
À ce moment de l’activité, un constat semble clair pour l’ensemble du groupe : « On n’arrivera jamais à tout lire ! »
Afin d’y voir un peu plus clair, nous procédons à un tri sur la base des thématiques des documents, cela permet également aux élèves de comprendre qu’un sujet peut revêtir de nombreux aspects, dans le cas présent : le trafic, la législation, la santé, l’économie…
À ce moment du travail pour ne pas doucher l’engouement des élèves face à l’ampleur de la tâche, nous travaillons sur la rédaction de questions de recherches sur la base du thème qui les intéresse le plus. Une fois cette question rédigée, nous procédons à nouveau par une phase de vote pour choisir la question de départ de notre travail :
« Qu’est-ce que le cannabis fait réellement à la santé ? »

Observer les signes

Le dispositif que je viens de décrire semble assez fluide, mais il n’a pas été simple de faire cheminer les élèves de la sorte. Les résistances et les préconceptions de ce qu’est la recherche sont conséquentes dans ce type de classe et constituent des obstacles décourageants, toutefois je me suis fié à deux indices qui m’ont conforté dans l’idée que j’avançais dans le bon sens.
En effet, lors du conseil de classe de Noël, le bilan de la classe est catastrophique, la majorité des élèves de la classe sont en échec dans plus de cinq cours. Plus encore que l’enseignement à distance, les assuétudes sont pointées du doigt par le conseil de classe comme cause de l’échec de nombreux élèves. Le conseil de classe décide de faire appel à un service extérieur pour intervenir dans la classe. Je me réjouis alors du fait que l’asbl choisie manifeste de l’intérêt pour mon dispositif, sur lequel nous nous appuierons pour travailler ensemble au second semestre.
Autre indice : malgré la difficulté des cours et les relations souvent tendues avec certains élèves, ces mêmes apprenants réclamaient l’activité un lundi sur deux comme convenu dans le contrat. De plus, bon nombre d’entre eux s’y impliquaient.

Un peu de nouveauté

Nous voici au premier cours du second semestre et c’est un peu le branlebas de combat dans ma classe. Autour des bancs disposés en U se pressent une douzaine d’élèves un peu intimidés, trois membres d’une asbl spécialisée dans la gestion des assuétudes, une responsable du PMS et moi-même.
Ensemble, nous évoquons le travail déjà accompli en FHG, les élèves, vite rassurés, donnent la question que nous avions formulée ensemble. Après quelques discussions partant de l’expérience des élèves et des relances des animateurs, ces derniers présentent deux documents : une vidéo et un texte écrit, à partir desquels nous essayons ensemble de trouver des caractéristiques qui permettent de distinguer une parole experte et une parole de témoins.
L’heure se passe très bien dans une ambiance que j’ai rarement pu observer dans cette classe, les élèves redeviennent sincèrement curieux.
À la fin de l’activité, nous convenons que pour notre prochaine rencontre, le fameux débat, chaque élève aura dû trouver un texte ou une vidéo dans lequel s’exprime un expert de la thématique afin de prendre position sur la question suivante : « Le cannabis est-il bon ou mauvais pour la santé ? »

Fin du parcours

Cinq mois ont passé, depuis notre première discussion sur le sens du cours de FHG (la covid et un cours de 2 h/semaine n’aident pas à avoir un rendement spectaculaire). De longs mois de préparation et d’obstacles, mais durant lesquels je pense que les représentations de mes élèves à propos de ce qu’est travailler, s’investir et se questionner ont évolué.
Voici enfin venu le jour du débat, il aura fallu le temps (comme on dit familièrement), cependant rien que le fait de se rendre compte du parcours qu’il est nécessaire de suivre pour se préparer à débattre me semble en lui-même porteur de sens.
Au début de l’heure, quand les animateurs distribuent les rôles, que les élèves préparent en sous-groupe leurs arguments, je ressens du sérieux, mais aussi de la tension sans doute liée à la peur de parler devant les autres, de dire une bêtise ou de ne pas être prêt.
Mais une fois dans le feu de l’action, quel plaisir de voir les tensions se dissiper quand les élèves citent une phrase d’un texte, argumentent en faisant référence à ce qu’ils ont découvert, prennent en compte les apports des autres, discutent et rebondissent. Les deux heures du débat filent à toute vitesse, nous arrivons à avoir une discussion sérieuse sur la thématique et nous terminons dans la bonne humeur. Les élèves sont satisfaits et heureux d’avoir été écoutés et d’avoir écouté.

Que retenir ?

Le bilan de cette activité me semble plutôt positif. En effet, l’avantage principal de la méthode que je vous ai décrite réside dans le fait que nous avons réellement pu suivre les étapes d’une démarche de recherche : formulation d’une question, sélection de documents fiables, analyse des documents, réponses à la question, communication.
Cette démarche a d’autant plus de sens qu’elle part de l’intérêt des élèves et donc qu’elle facilite leur engagement dans l’activité.
Il m’a également semblé vraiment riche de pouvoir faire intervenir des personnes extérieures qui nous ont fait profiter de leurs éclairages.
Toutefois, il reste frustrant de constater que ce type d’activité reste difficile à organiser, car il n’est pas adapté au rythme de l’école. En effet, il faut un temps conséquent pour que les élèves s’imprègnent du sujet et s’habituent aux outils utilisés.
Dans un cours à deux heures semaines, le temps que j’investis dans cette démarche n’est donc plus disponible pour aborder les demandes précises du programme.
Il est également difficile de coter ce type d’activité, on peut l’évaluer, en mesurer l’efficacité, mais traduire cela en points comme on me le demande en fin de période me semble bien compliqué, voire futile.
Ces freins m’empêchent donc de mettre ce type d’activité en place dans toutes mes classes. J’ajouterais même qu’il faudra malheureusement longtemps avant que cela soit possible.
Ce constat ne m’empêchera toutefois pas de mettre en place des activités ambitieuses avec mes élèves.