Les enfants sont assis à leur banc, la tête inondée d’images et d’idées inattendues, fabriquées au gré de leurs expériences. Le savoir n’y coule pas de source !
Leçon d’éveil géographique en 4e année primaire. 22 petits doigts tournent avec plaisir les pages de l’atlas que je leur ai distribué. Au programme : un cours d’eau sur une carte, ça se représente comment ?
– Des lignes, des lignes bleues.
– Y’en a, j’en vois, là, regarde !
– Et en Belgique, y’en a ?
– Ben… prends une carte de la Belgique !
Les enfants repèrent facilement ces fines lignes bleues tracées sur les cartes géographiques. Ils acceptent d’obéir à ma consigne qui leur demande de repérer les cours d’eau belges mais ont encore plus d’enthousiasme pour trouver les fleuves et rivières de leur pays d’origine.
Si la Senne coulait encore à ciel ouvert !
J’interviens à nouveau en leur demandant s’ils ont déjà vu un cours d’eau, ici, en Belgique. Oui, bien sûr, il y en a un, près du marché, à Anderlecht, il y a des ponts, en été, on met du sable… Je comprends rapidement qu’ils parlent du canal et leur demande s’ils en ont déjà vu d’autres. Un « vrai » cours d’eau… Non ? Personne ? Aïe, ce sera plus difficile que prévu !
Retour aux cartes ! Je choisis la Meuse et je demande aux enfants de suivre son tracé sur la carte. Les doigts glissent sur la page de l’atlas, de la source à l’embouchure et inversement. Je précise : suivez le cours d’eau, depuis son début, jusqu’à la fin.
Les enfants ne semblent pas comprendre ce que je leur demande. J’explique alors que l’eau, dans un cours d’eau, coule dans un sens, de la source vers l’embouchure ou le confluent (des mots, des mots, encore des mots, toujours des mots…). Anissa intervient : « Ah, non ! L’eau, dans la rivière de Bruxelles, elle ne bouge pas ! J’ai déjà bien regardé, elle ne bouge pas ! »
Cette remarque, je m’y attendais. Elle émergeait chaque fois que j’abordais ainsi ce domaine. Le canal, à Bruxelles, c’est la représentation du cours d’eau qu’ont la majorité des enfants qui fréquentent notre école.
Changer tout…
Mais ce jour-là, Rafael ajoute : « Anissa a raison ! D’ailleurs si l’eau coulait dans une rivière, la rivière, elle se viderait ! » Et les regards des autres enfants se tournent vers moi : « C’est vrai ça, Véronique, si l’eau coule dans une rivière, elle va se vider. Mais les rivières, ça ne se vide pas. Donc, l’eau, elle coule pas ! »
Aïe, encore plus difficile ! Et cette fois, tout à fait imprévu ! Le canal, je savais ! Mais l’eau qui ne coule pas parce que les rivières sont pleines, je ne m’y attendais pas ! Qu’est-ce que je fais ? Je ris, je dis aux enfants que si, bien sûr, l’eau elle coule mais qu’il y a la pluie, l’infiltration, la condensation et surtout, je continue ce que j’avais prévu… ou je change tout ?
Je choisis la deuxième solution : on ferme les atlas, on prend sa trousse, je distribue une feuille de dessin, on travaille seul. J’affirme que L’EAU COULE DANS LES RIVIERES, TOUJOURS DANS LE MEME SENS ! Les enfants sont un peu surpris mais adhèrent. (Je suis le prof, ce que je dis, c’est exact. Dans le fondamental, c’est encore comme ça.)
Et je leur donne la consigne suivante : « Si l’eau coule dans les rivières, comment se fait-il qu’elles ne se vident pas ? Dessinez un système qui permettrait aux rivières de rester pleines d’eau. »
Les enfants dessinent. Tous inventent un cycle de l’eau… horizontal : l’eau d’une rivière va dans la mer et l’eau de la mer part dans une autre rivière ou l’eau d’une rivière arrive dans les maisons, les égouts rejettent l’eau dans la rivière, mais « avant » les maisons. Certains enfants font intervenir un moteur (une pompe) pour faire circuler l’eau dans les rivières envisagées comme des tuyaux.
Les dessins sont comparés, expliqués. Les incohérences sont mises en évidence et les 22 enfants s’impatientent : oui, mais alors, Véronique, ça se passe comment ? Ils sont prêts à tenir compte de mon intervention : je leur parle de la pluie…
De l’imprévu à la prépa…
Depuis cette année-là, pour aborder le cycle de l’eau, je pars de cette question lancée aux enfants : l’eau coule dans les rivières, toujours dans le même sens. Pourtant, elles ne se vident pas. Pourquoi ?
Les représentations qu’ont les jeunes enfants des phénomènes naturels, physiques ou chimiques qu’ils côtoient régulièrement dans leur vie quotidienne sont toujours de précieux points d’appui pour l’enseignant. Mais ils sont aussi extrêmement déstabilisants, particulièrement pour le jeune enseignant.
J.P. ASTOLFI, dans son livre L’erreur, un outil pour enseigner[1]J.P. ASTOLFI, L’erreur, un outil pour enseigner, ESF, 1997, pp 69 à 76., parle de ces représentations en termes de « conceptions alternatives ». Il explique comment en tenir compte, dès la préparation de l’activité de l’enseignant. Sans que ce soit explicite, son livre s’adresse plus particulièrement à des enseignants du secondaire devant enseigner une seule discipline.
Pour nous, enseignants dans le fondamental qui travaillons avec de jeunes apprenants, c’est sans cesse que nous sommes confrontés à ces « erreurs », en mathématique, en français, en histoire, en géographie, en sciences… Même avec 15 ans d’expérience, je suis encore surprise par certaines représentations d’enfants, dans l’un ou l’autre domaine. C’est un vrai plaisir pour moi que de découvrir comment l’enfant de 10 ans peut imaginer la mer qui remplit les rivières.
Mais, tout en acceptant de me laisser surprendre, j’aimerais pouvoir anticiper les représentations que je risque de rencontrer dans ma classe, ne serait-ce que pour avoir le matériel nécessaire à distribuer aux enfants. ASTOLFI, toujours dans le même livre, mentionne l’existence de « cartographies » des conceptions fréquentes, domaine par domaine. Où peut-on les trouver ? Dans les programmes ? Dans les rapports de recherche vulgarisés dans les écoles ? Sur un site internet ? Dans les rayons d’une librairie pédagogique ? Bonne recherche…
Notes de bas de page
↑1 | J.P. ASTOLFI, L’erreur, un outil pour enseigner, ESF, 1997, pp 69 à 76. |
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