Mettre en jeu les sciences humaines pour aborder le concept de développement durable et cela sans tomber dans la moralisation ou dans un cours de civisme sur les bonnes pratiques ; voilà le triple défi que notre groupe de quatre professeurs s’est donné pour construire une séquence à destination d’élèves de première année primaire.
Pourquoi aborder le développement durable avec de très jeunes élèves ? N’est-ce pas mission impossible ? Notre objectif est de travailler un concept intégrateur qui peut être étudié durant tout le tronc commun (de cinq à quinze ans). Un concept qui met en relation et en tension trois pôles (économique, social et environnemental) et leurs acteurs, de sorte qu’un dialogue et des choix doivent s’opérer face à des problématiques. Mais comment l’aborder et l’adapter à ce public ?
Dès le départ, nous avons pris le parti de mobiliser le vécu de la classe, un rituel souvent synonyme de plaisir à cet âge, à savoir : une histoire racontée. Une série d’ouvrages pour la jeunesse qui nous semblaient aborder le concept à travers l’éducation à l’environnement ont été consultés. Notre choix s’est porté sur le récit du Colibri[1]D. Kormann, La légende du colibri, Actes Sud Junior. dans lequel, comme les autres animaux de la forêt, le petit oiseau se retrouve confronté au feu et décide de prendre ses responsabilités avec ses maigres moyens pour l’éteindre en faisant des aller et des retours jusqu’à la rivière. Ce choix était motivé par le rayonnement médiatique de ce récit, la qualité du support et l’image que ce petit oiseau donnait d’un engagement citoyen fût-il mineur ? L’enseignante devait raconter l’histoire en faisant réagir les enfants sur les mots et les images, en leur demandant d’anticiper la suite de l’histoire, en les relançant avec des questions pour qu’ils comprennent le scénario et réfléchissent à une définition du colibri (positive et/ou négative). Il était prévu de rencontrer des personnes qui ici et ailleurs agissent comme des colibris, de rechercher et d’analyser de documents (photos, objets…). La production finale étant d’envisager un projet d’action dans l’école.
Et pourtant nous sommes tombés dedans… dans la moralisation. En présentant notre séquence à nos collègues, ils nous ont fait remarquer qu’on risquait d’enfermer les jeunes élèves dans une pensée unique dans laquelle l’engagement personnel constituerait la réponse aux problématiques liées au développement durable (ici, le feu qui ravage la forêt). Cette critique rejoint celles qui entourent le mouvement colibris porté par Pierre Rabhi.
Une âpre, mais riche et intéressante discussion s’est engagée entre nous. Nous défendions un peu notre projet en rappelant qu’en choisissant cette histoire, notre intention n’était nullement de se rattacher à un mouvement… Que face à ce public très jeune, nous avions voulu rendre accessible ce concept de développement durable et rester proche du vécu des enfants. Il nous semblait également que les albums destinés aux très jeunes avaient toujours une petite morale à défendre, un modèle à suivre et qu’il était difficile de trouver autre chose. Tout le monde n’était pas en accord avec nos arguments. « Notre mission d’enseignants n’est pas de former de bons petits soldats de l’environnement, mais plutôt d’encourager des prises de position diverses », expliqua un collègue. Et de poursuivre : « Le développement durable n’est pas seulement une question de consommation individuelle ; d’autres questions politiques se posent. » D’autres encore estimaient que prendre cet album-là : « c’est cautionner le mouvement Colibri qui en est indissociable ».
Certains proposent de partir non plus d’une histoire, mais d’une situation réelle : la gestion des déchets à l’école. Ce à quoi une jeune enseignante mère de famille rétorque qu’elle n’apprécie pas les jugements de l’école et des enseignants sur la bonne façon d’acheter et d’ajouter : « Toutes les familles ne vivent pas les mêmes situations, le vécu des enfants est variable selon le lieu et l’école. »
Visiblement, il fallait que l’on revoie notre copie… Nous voulions plus que jamais aider les élèves à envisager d’autres possibles.
Cette envie d’ouvrir les champs de nos regards nous a poussés à vouloir ouvrir notre outil, le laisser murir, le faire grandir, élargir les possibilités qu’il offrait. Nous étions bien décidés à partir d’un album de littérature jeunesse, mais il fallait trouver une alternative à cette légende du colibri. Nous avions envie d’aider les enfants à envisager divers points de vue, de leur montrer que la vision change en fonction de la posture dans laquelle on se place et que les nuances doivent être prises en compte dans n’importe quelle situation.
Nous avons choisi de proposer aux enfants un récit à plusieurs voies. Après avoir longuement réfléchi, nous avons opté pour trois origines possibles au feu pour provoquer le débat et ouvrir le champ des perspectives.
Concrètement, notre nouveau livre, créé à l’aide d’un illustrateur, se présentera comme un album traditionnel. Après avoir tourné la couverture, découvert le décor de la forêt amazonienne où vivent une diversité d’animaux, le livre sera divisé en trois parties, l’enfant se retrouvera devant trois choix à poser.
Le premier choix concerne l’origine du feu. L’enfant veut-il que l’incendie soit volontaire ? Provoqué par les petits animaux voulant faire fuir les grands prédateurs ou par un promoteur immobilier ayant l’intention de construire un grand hôtel touristique ? Ou, encore, préfèrerait-il que l’incendie soit intentionnel dans un but d’abattre les arbres pour pouvoir cultiver le sol par la suite. Le second concerne le feu : arrête-t-on le feu ou le laisse-t-on prendre de l’ampleur ? À la fin de l’histoire, l’enfant devra choisir la manière d’éteindre le feu ou les évènements qui arriveront une fois que le feu aura tout détruit.
Même s’il faut que l’enfant pose un choix, l’intérêt (selon nous) réside dans le fait de prendre conscience de la multitude de possibilités offertes et des points de vue défendus. Chaque orientation sélectionnée par l’élève pourrait permettre d’aborder un des trois pôles du développement durable. Aborder le monde dans ses dimensions complexes et conflictuelles sans entrer dans une opposition duale des gentils/méchants.
Nous aimons à penser qu’en élargissant ainsi le champ des possibles, les enfants pourraient imaginer une nouvelle voie, une nouvelle suite, une nouvelle fin et ainsi jouer allègrement avec les mots, les idées, les regards, les valeurs.
C’est une autre histoire, un autre envol… ó
Notes de bas de page
↑1 | D. Kormann, La légende du colibri, Actes Sud Junior. |
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