On vient à l’école pour apprendre, mais c’est une classe où les élèves n’apprennent pas… ou si peu.
Bavardages et brouhaha. En permanence. Déficit général de concentration. Mise en route très lente. Peu d’écoute des consignes données. Peu de respect des règles de travail. Peu de reconnaissance envers l’autorité du prof qui râle et se plaint sans cesse. Peu d’intérêt pour les apprentissages proposés. Relations entre élèves parfois tendues, agressives, voire violentes. Émulation vers le bas : toujours plus de bruit, de discussions entre eux, d’insultes et de comportements inadaptés. Le constat est tristement banal : la présence en classe de ces vingt-quatre garçons ne fait pas sens.
Entre eux et moi, leur prof de formation historique et géographique, les relations dysfonctionnent. Je n’arrive pas à mobiliser cette somme d’individus vers l’accomplissement de certaines actions d’apprentissage. Les élèves ne s’impliquent pas, je devrais même plutôt dire qu’ils s’en foutent. Je voudrais comprendre pourquoi et je me questionne sur ma part de responsabilités. Toutefois, je me rassure un peu en découvrant l’avis de mes collègues, ils sont encore plus véhéments que moi. J’apprends ici que la situation est identique dans tous les cours.
Différentes réponses sont alors apportées à cette dynamique négative. D’abord, la menace et la répression… Lors du premier conseil de classe de la Toussaint (qui réunit les profs de cours généraux et d’atelier, la direction et l’éducateur), on décide de faire des exemples, ce qui consiste à exclure des cours pendant trois jours les élèves les plus perturbateurs. Et là commence un tour de table pour savoir qui on va sanctionner. Celui-là ? Celui-ci ? « Non, pas lui, pas à mon cours… », « Oh oui, celui-là ! Chez moi, il est infect ! » Mon sang bouillonne. Je m’élève contre ce processus. Tout le monde s’en fout. Je me tais et laisse faire. Lorsque le choix des exclus est posé, on annonce que la collégialité et le secret sont de mise. Je ne donne pas mon accord. On prend la décision quand même. J’apprends, ici, que ma parole n’a pas d’importance, que je suis obligée de me plier à la loi du plus fort, comme les élèves doivent eux-mêmes se plier à la loi des profs (ce qu’ils refusent de faire en l’occurrence…)
La deuxième solution (conjointe à la première) est plus soft. Il s’agit d’offrir aux élèves des gratifications sous la forme de notes obtenues lors des différentes évaluations. L’idée est d’imposer des travaux cotés, à chaque heure de cours. Comme c’est pour des points, les élèves travailleront avec docilité et feront silence… J’avoue que j’ai déjà souvent cédé à ce chantage ordinaire. C’est vrai qu’il est efficace. Mais une petite voix crie de plus en plus fort à mon oreille de pédagogue : n’as-tu pas honte ? J’apprends ici qu’il est temps pour moi de créer d’autres conditions qui permettront de faire émerger les apprentissages. D’autant que la loi des chiffres n’est pas pertinente, à Noël quasi tous les élèves ont leurs points aux examens.
En janvier, toute l’équipe d’adultes constate que l’ambiance de classe reste pénible et s’aggrave de jour en jour… L’autorité coercitive et l’autorité rémunératrice n’ont pas suffi, il fallait bien s’y attendre. Heureusement, on va souffler un peu, les élèves partent trois semaines en stage en entreprise. Quelques profs ricanent : ils vont sans doute apprendre qu’ils ne sont pas si mal à l’école… Cette éternelle comparaison entre l’école et le monde du travail m’irrite une fois de plus. Comment donner du sens à leur présence en classe si celle-ci n’a pas de sens pour elle-même, si la classe n’a de sens qu’en comparaison avec autre chose ? J’apprends ici que ce questionnement est en train de devenir mon cheval de bataille : on est en classe pour apprendre, ici et maintenant, pas pour plus tard, pas pour avoir des points…
Et plus largement, il me semble que la classe maternelle ne devrait pas être une préparation à l’école primaire, ni celle-ci une préparation au secondaire, ni celui-ci une préparation à l’enseignement supérieur, ni celui-là une préparation au monde du travail. On est ici dans une codification linéaire d’empilement des apprentissages qui me semble obsolète… Sujet à débattre et à creuser, certes, mais ma question subsiste : comment donner du sens aux apprentissages en s’appuyant sur la loi de l’ici et maintenant ?
Revenons à nos élèves en stage… Nous profitons de leur absence pour réfléchir au problème entre profs de cours généraux, éducateur et direction. L’idée est de tester une forme d’autorité persuasive qui consiste à obtenir l’adhésion des élèves au travail scolaire en élaborant collectivement un ensemble de lois communes. Oui, mais comment ? Après réflexion, nous créons, à destination des élèves, un questionnaire en deux volets : d’une part, leur appréciation du stage, qu’ont-ils appris ? ; d’autre part, leur avis sur leurs motivations à venir à l’école. J’apprends ici que notre questionnaire ne doit pas devenir un instrument de manipulation des élèves, qu’il faut leur annoncer dès le départ que ce que nous souhaitons sincèrement, c’est améliorer le climat scolaire dans lequel se déroulent leurs apprentissages.
Informés de cet objectif, les élèves complètent le questionnaire de bonne grâce et nous analysons leurs réponses en collectif. Il en ressort que ce qu’ils ont apprécié dans leur stage, c’était : premièrement d’effectuer le travail en lui-même, deuxièmement l’ambiance, et troisièmement ce qu’ils ont appris. Quant à leurs motivations à venir et être en classe, il y a dans le désordre : avoir un diplôme (pour avoir un bon travail et pour s’en sortir plus tard, ne pas avoir une vie minable, être stable, pour gagner de l’argent), mais aussi acquérir des connaissances (pour ne pas être inculte, ne pas mourir idiot, pour être un minimum cultivé). Conclusion : j’apprends ici que les élèves aiment apprendre, ont envie d’apprendre… dans une bonne ambiance. Pour se sentir mieux ? Pour vivre mieux ? Loi du plaisir ?
Dans la foulée du questionnaire, nous organisons une réunion de tous, élèves et équipe éducative au complet. Soit quarante personnes réunies en cercle. L’idée est de donner la parole à chacun en répondant à la question suivante : pourquoi sommes-nous là, profs et élèves, en cinquième qualification ? Quelle est la raison de notre présence en classe ?
Par un dispositif complexe de rédaction de post-it, de prises de parole individuelles, et en utilisant la métaphore du voilier nous sommes tous dans le même bateau, nous parvenons à identifier les objectifs poursuivis… Pour les élèves : obtenir un diplôme, avoir un métier, réussir sa vie, apprendre, obtenir son indépendance, trouver sa place dans la société. Pour les profs : accompagner, transmettre, donner son savoir et son expérience, aider à réussir sa vie dans la société. J’apprends ici que chacun est clair avec son statut, que les objectifs des uns et des autres sont complémentaires, mais aussi que les différents points de vue peuvent s’exprimer avec calme et transparence.
Nous nous attaquons ensuite aux obstacles qui empêchent de parvenir à ces objectifs. Chacun (élèves et profs) répond à la question suivante : qu’est-ce qui m’empêche le plus de travailler en classe ? Réponses multiples avec beaucoup de trop et de pas assez. Pêlemêle : trop de bavardages, d’ennui, de retards, de remarques, de piques, d’agressivité, de délires, de familiarités, de répétitions des consignes, de distractions, de coupures de paroles, de lenteur, d’injustices, de râleries… Pas assez d’écoute, de politesse, de respect, de concentration… J’apprends ici que les trop dominent les pas assez, ce qui témoigne qu’il y a de la vie dans la classe. La loi du vivant, c’est rassurant. Mais j’apprends aussi que ce grand déballage ne plaît pas à tout le monde…
À l’issue de la réunion, quelques profs, sans doute bousculés dans leurs représentations, sont affectés par le manque de reconnaissance et de considération des élèves. Ils s’élèvent avec rage contre le processus en le qualifiant de fiasco. Selon eux, il faut agir par une solide répression plutôt que de donner la parole à des jeunes trop peu instruits, trop peu formés et immatures ! Et là j’apprends que libérer la parole des élèves n’est pas sans difficulté et conduit à redéfinir la place de l’enseignant. Alors je m’interroge : qui apprend quoi à l’autre ? Qui à apprendre de l’autre ? Y a-t-il des lois d’apprentissage différentes pour les uns et les autres ?
Quoi qu’il en soit, soutenue par la direction, je poursuis le processus commencé. En compagnie des élèves. Sur la base des objectifs et des freins qui ont émergé lors de la réunion, nous réfléchissons ensemble, pour finalement élaborer un corpus de lois propres à la classe (et respectueuses du règlement de l’école). Cela dure quelques longues heures de cours et nous apprenons ensemble, les élèves et moi, qu’il est long et fastidieux le chemin de la démocratie. Nous aboutissons finalement à une séance de signatures très solennelle qui témoignent de l’adhésion de tous. Et au moment précis où j’appose mon parafe, ça me saute à la figure, j’apprends qu’il ne s’agit que de la première pierre. La classe a des lois qui donnent du sens, c’est une belle affaire, mais tout reste à faire : ici et maintenant, avec ces lois, comment va-t-on apprendre ?