« Hassan, si tu continues, je vais t’encastrer ! » Au moment où les mots sortaient de ma bouche, j’ai compris que j’avais dépassé une limite professionnelle, personnelle, et nécessaire.
D’abord ma limite professionnelle : jamais je ne m’étais laissé aller à un écart de langage ou de propos face à l’un de mes élèves. Ensuite, une limite nécessaire, garante de bonne conduite, de savoir-vivre et de respect mutuel dans les murs de la classe. Et enfin une limite personnelle parce que j’avais atteint un point où je prenais à titre personnel les agissements douteux de cet enfant « sans limites ».
Hassan est un enfant du primaire qui redouble son année. Il fait sa rentrée quelques jours après le reste de la classe et ne se fait pas trop remarquer… à priori. Rapidement, il se fait une place en or dans la classe : le clown qui amuse la galerie, le rigolo qui fait des commentaires cocasses sur ses camarades et avec ses camarades, l’élève gauche tant physiquement que scolairement qui bluffe tout un chacun par son air naïf et bon enfant.
Très vite, aidée de la collègue de l’année précédente, je décèle d’abord ses difficultés d’apprentissage. Puis, viennent ses troubles de concentration, ses problèmes d’expression et son manque de structure. Hassan n’est pas « mauvais élève », il est éparpillé. Je l’observe et je le vois lutter : il y a d’une part l’envie de me faire plaisir et d’autre part le besoin de reconnaissance des pairs… Cette reconnaissance il ne la trouve qu’au travers de l’humour. Et me faire plaisir, il pense que c’est ce qui arrive quand « on travaille bien en classe ».
Entre Hassan et moi, une discussion s’impose. J’ai l’impression que c’est un élève qui a besoin qu’on clarifie certains paramètres. Il ne parle quasi pas de son redoublement et, de toute façon, sa mère se charge de faire les échos du calvaire que son fils a vécu l’année précédente. Sa mère… elle aussi, on m’en avait parlé. La collègue, la direction et tout intervenant entré en contact avec elle. Une dame qui parle fort, qui est extravagante et qui élude les problèmes de son fils en affublant la collègue de toutes ses difficultés. « Maintenant ça se passera bien avec vous ! » C’était décidé dans sa tête à elle, la page était blanche et tout allait se dérouler pour un mieux. À partir de cet instant, tout ce que je communiquerai à cette maman serait tourné par elle pour faire de moi la gentille et enfoncer un peu plus ma collègue.
Seulement, voilà, Hassan n’est pas l’enfant le plus calme et le plus honnête du monde. Dans l’école, il a déjà son étiquette : enfant turbulent, manipulateur, menteur et limite violent. J’entends, mais je ne m’y arrête pas. Je l’observe, je le questionne, il me parle. Nous dialoguons. Un grand pas pour Hassan qui n’en avait pas l’habitude. On essaie à deux de trouver des solutions : pour son travail en classe, pour son comportement hors classe, pour la tenue de son matériel et pour l’image qu’il véhicule dans l’école.
Les jours passent et amènent avec eux leurs flots de mauvaises nouvelles, de faux pas, de prises de bec et de problèmes en tout genre. Je prends sur moi, je prends pour moi. Les collègues me rabâchent ce qu’il a encore fait dans la cour, dans les couloirs, à l’étude du soir. J’absorbe. Sa maman envahit notre classe le matin. Elle pénètre dans notre espace et hurle plus qu’elle ne parle. Elle partage ses mésaventures médicales, ses difficultés de gestion, ses problèmes familiaux. J’absorbe. Hassan joue son rôle d’intermédiaire à merveille : il raconte à sa manière, à la maison, les évènements survenus à l’école. La mère s’emporte, se fâche (jamais contre moi) et menace… Hassan se frotte les mains : il mène sa mère par le bout du nez, elle le croit, elle est manipulée, il a gagné.
Arrive ce moment de rupture où je craque et où les mots sont forts. Un autre enfant de la classe en grosses difficultés (car oui, j’ai d’autres élèves !) a un déclic des plus importants. Ça fuse dans sa tête, ça cogite sec et là, Hassan en pleine forme régale son public. Je vois les mots sortir de ma bouche : JE. VAIS. T’ENCASTRER.
Derrière cette menace, une image. Je le soulève du sol, je le mets dans une armoire, je l’enferme, il ne fait plus qu’un avec les murs. Je ne le vois plus, je ne l’entends plus. Retour à la réalité. Calme absolu dans la classe, le temps se fige. Je regrette déjà. Je culpabilise aussitôt. J’éprouve, après quelques mois de silence au sujet de cet enfant, le besoin de parler, de me confier, de me lâcher.
Heureusement, les collègues sont là. Ils me proposent de (re)fixer mes limites, de (re)définir mon rôle dans cette relation, mais surtout de prendre du recul. Facile à dire… Hassan et moi nous asseyons, nous dialoguons, nous décidons. Premièrement, je lui propose une « guidance » hebdomadaire visant à l’aider dans la gestion de son matériel, de ses classeurs et autres cahiers. Deuxièmement, un moment de discussion lié aux conflits rencontrés dans les périodes de « battement ». Je lui fixe des limites qu’il a l’air de comprendre… Tout réside dans cette expression « l’air de ». Ces limites consistent, pour ma part, en une distanciation vis-à-vis de la situation. Je ne règle plus les conflits auxquels Hassan contribue à chaud, je laisse les choses se décanter. J’isole Hassan des autres enfants pour qu’il soit confronté à lui-même et à ses actes. Je pose des limites à sa mère : elle ne peut plus entrer en classe pendant les périodes d’apprentissages, je l’invite à chuchoter quand elle s’adresse à moi devant mes élèves et je ne lui parle que très rarement entre deux portes : si nous voulons nous parler, nous prenons le temps de le faire, à tête reposée, et esprit calmé.
Et puis, heureusement, je ne suis plus tout à fait seule. La direction (déjà bien au courant des tenants et aboutissants) est très présente. Rapidement (enfin, dans la mesure du possible), le centre PMS est appelé en renfort et tout est mis en place pour aider l’Institution-école, la sphère famille et l’individu Hassan. Tous les intervenants se mettent autour d’une table, discutent, tentent de trouver des solutions, des lignes de conduite et regardent dans la même direction : le futur scolaire proche de Hassan compromis par un manque d’attention en classe, une absence de cadre de vie, des règles d’école sans cesse bafouées et une mère royalement abusée. Cette dernière accepte d’ouvrir les yeux, accepte de voir cette vérité refoulée… mais pour combien de temps ? Elle a tendance à oublier ce qui est dit par un tiers à la seconde même où elle rencontre l’une ou l’autre copine. Je tiens bon. J’explicite : Hassan a besoin d’aide. Ses troubles dépassent mes compétences et c’est surement auprès d’un spécialiste que seront trouvées les réponses aux questions taboues que tout un chacun se pose en côtoyant l’enfant. Victoire : nous parlons le même langage, les démarches sont faites et Hassan devrait obtenir de l’aide.
Au moment d’écrire ces lignes, Hassan a de nouveau dépassé certaines limites. Il semble comprendre le concept de frontière entre ce qu’il peut et ce qu’il ne peut pas. Il semble percevoir ce qu’on attend de lui et ce qu’on refuse de sa part. Il sait qu’il peut me parler, qu’on peut discuter. Hélas parfois, cette chose qui est en lui, plus forte que lui, ressurgit et n’en fait qu’à sa tête… Moi, je respire. Je relativise : c’est un enfant et je mets en place tout ce qui est en mon pouvoir. Et, en attendant des jours meilleurs, Hassan continue son petit bonhomme de chemin. Aux dernières nouvelles, il a fait éclater un pétard dans la bibliothèque de l’école et lancé des crayons par la fenêtre de la classe. Mais je continue d’y croire ! Un jour, il comprendra que ces limites sont nécessaires pour lui, et pour les autres.