Dans l’enseignement supérieur, les cahiers des charges liés aux cours laissent en général de la place à leur titulaire en termes de contenus et d’évaluation. Mais que faire de cet espace de liberté dans un cours de maths et comment le mettre au service de la formation des futurs enseignants ?
Après quelques années d’enseignement des mathématiques en formation initiale d’instituteurs primaires, je me suis vu confier les cours destinés aux étudiants de dernière année. La première fois, j’ai continué à faire ce que mon prédécesseur m’avait demandé de faire : juxtaposer de nouveaux contenus concernant l’école primaire aux contenus vus les années précédentes, les saupoudrer légèrement de considérations didactiques et évaluer théorie et exercices en lien avec ceux-ci. Lors de l’examen de juin, une étudiante pourtant sans problème particulier en mathématiques a été en échec suffisamment pour justifier une seconde session. Je ne doutais pas qu’il s’agissait d’un accident lié à un manque d’investissement dans son étude, et qu’elle réussirait lorsqu’elle s’attèlerait à la tâche. Mais à ma grande surprise, lors de la consultation des copies, elle est venue déverser toute sa colère à l’égard de mon évaluation : elle vivait comme une grande injustice le fait de devoir réétudier durant l’été, alors que ses stages et son TFE avaient été validés avec des notes très honorables. Manifestement, elle ne voyait pas en quoi le fait de retravailler son cours de maths pourrait faire d’elle une meilleure enseignante. Et j’ai réalisé que moi aussi, j’étais en échec.
Très bousculée par cet évènement, j’ai décidé de revoir ma copie et de changer complètement ma façon de fonctionner. À la sortie de la formation initiale, qu’est-ce que ça voulait dire, pour moi, être bon instituteur pour le cours de maths ? C’est cela que je voulais tenter d’évaluer. Et il s’agissait qu’au fil du cours, les étudiants soient accompagnés pour se construire dans cette visée.
« Le portfolio réflexif s’est alors imposé comme objet d’évaluation. »
Pour la part de formation qui m’incombe, ce qui m’importe, dans le fond, c’est qu’en partant d’un sujet de leçon de mathématiques, les étudiants puissent se mettre en recherche pour en maitriser le contenu en lien avec l’objectif, qu’ils identifient les noyaux d’apprentissage et posent en conséquence de premiers jalons pour la démarche d’apprentissage, qu’ils conçoivent ou s’approprient une activité de mathématiques intégrant ces jalons, qu’ils l’enseignent correctement et qu’ils la régulent pour la fois suivante. En fait, je voudrais que les étudiants me montrent qu’ils ont choisi l’activité en conscience et qu’ils sont aux commandes du dispositif. Ils doivent pouvoir mobiliser des connaissances théoriques et didactiques pour l’enseignement des mathématiques à l’école primaire, en vue d’un transfert pertinent dans des situations d’apprentissage en classe, et réguler leur pratique après recul réflexif en fonction de leurs observations et de cadres de référence… Tout un programme ! Mais sur quoi mesurer cela ?
C’est ici que les Romains s’empoignèrent… Voir si un étudiant peut résoudre des problèmes en lien avec des sujets étudiés ou restituer de la théorie mathématique ou méthodologique, c’est facile. C’est bien balisé aussi : on peut écrire une liste de savoirs et de savoir-faire qui constitue le contrat en termes d’évaluation, et on pose des questions là-dessus. Propre, univoque, sans appel.
Mais là, compte tenu des finalités que je voulais faire endosser au cours, je devais abandonner le traditionnel examen écrit. Le portfolio réflexif s’est alors imposé comme objet d’évaluation.
J’ai demandé aux étudiants d’y rassembler trois leçons aux caractéristiques prédéterminées (thématique et/ou niveau et/ou démarche), enseignées en stage et suivies d’une analyse réflexive.
Avant toute chose, il s’agit que les productions soient irréprochables du point de vue du contenu, tant dans l’analyse de la matière que dans la leçon en elle-même. Nous sommes dans le cadre d’un cours disciplinaire, et il n’y a pas de piège, pas de surprise sur les sujets. Les aspects de didactique sont visibles dans l’analyse didactique à priori (identification des noyaux d’apprentissage et des choix posés en conséquence pour ce qui est de la démarche), mais également dans l’argumentation pour faire valoir les qualités de leur travail en référence à des cadres théoriques ou méthodologiques. Je tente de cerner la qualité de la conception et de l’enseignement de la leçon via le déroulement de la préparation. Le volet réflexif, l’analyse à postériori de la manière dont les choses se sont passées, de ce qui a fonctionné ou dysfonctionné et les suggestions d’amélioration qui en découlent me permettent d’approcher leur facette de praticien réflexif.
Pour permettre l’analyse réflexive, il est important que les étudiants sachent qu’ils ont droit à l’erreur. Je ne peux pas leur demander de briller du premier coup devant une classe qui n’est pas la leur, en étant si peu expérimentés, dans une discipline parmi toutes celles qu’ils ont à enseigner (alors que moi je n’en ai qu’une), et à l’occasion, tiraillés par des demandes divergentes des maitres de stage et de la haute école. Par contre, je veux sentir qu’ils sont capables d’identifier les fragilités de leur proposition et qu’ils en feront quelque chose pour proposer de futurs ajustements.
C’est bien beau d’exiger des étudiants une telle production, mais je ne peux décemment pas les y lancer sans les y accompagner.
Au sein du cours, je tente de les outiller d’un point de vue mathématique, épistémologique et didactique. Souvent, je leur fais vivre des activités transférables pour la classe. Nous faisons rapidement le point sur les contenus et via divers dispositifs, nous en identifions les ingrédients didactiques prometteurs, sur des aspects épistémologiques et en regard de cadres théoriques. Les bonnes pratiques proposées et analysées devront être ajustées au contexte de chaque classe. Dans la foulée, mon intention est aussi que les étudiants apprennent la posture de prise de recul et d’analyse. Des temps de préparation leur permettent de mettre en chantier leur propre réalité de stage : je les y accompagne sur demande en ce qui concerne la matière et la didactique.
Concernant le déroulement de la leçon, je leur parle des malentendus sociocognitifs. Ils doivent notamment porter une attention toute particulière à l’explicitation de l’objectif, aux consignes, à la structuration. Certaines déceptions dans les productions de la première année étaient, précisément, liées à un manque de prise de recul et de structuration autour de ce qu’on avait appris. Dans le cadre du portfolio, je leur demande également d’évoquer quatre malentendus observés ou vécus en stage et de faire une hypothèse sur ce qui a pu les produire, exercice pratiqué au préalable au cours.
Apprendre aux étudiants à produire des écrits réflexifs sort de mon champ de compétence. Mais au cours, nous utilisons des cadres théoriques de référence qui permettent de faire valoir que la leçon initialement pensée était prometteuse via certains choix didactiques, voire d’en disqualifier certains en fonction des objectifs qu’on se fixe. De plus, pour enclencher le processus en amont, depuis trois ans, les étudiants sont amenés à produire un travail similaire, mais à moindre échelle, à la suite de leurs deux stages de Bloc 2. Cette production préliminaire a permis à beaucoup d’étudiants d’endosser une posture réflexive plus assumée.
Il m’a fallu quatre ans pour arriver à aligner un peu correctement finalités, évaluation et moyens dans ce dispositif de formation. Et le système continue à s’ajuster via les retours de terrain (expériences de stage et échos des maitres de stage), mais surtout via mes prises de conscience lors de la présentation orale des portfolios : ce qu’ils ont perçu ou pas, ce qui leur est utile ou moins, les manques qui demeurent, à l’occasion un apport personnel d’un étudiant. Lors de chaque évaluation, c’est moi qui apprends. Par conséquent, les consignes pour le travail sont de plus en plus claires, le contenu du cours est de plus en plus adapté et surtout, les productions sont de plus en plus satisfaisantes.
Chaque année toutefois, je doute. La production portfolio demandée est proche de ce qui les attend dans le métier… Mais exiger des étudiants qu’ils gèrent cette complexité, n’est-ce pas trop ambitieux, trop exigeant ? Déjà pour moi, piloter ce cours est un sacré exercice de voltige, malgré mon expérience… Au début de ma carrière, en évaluant un de mes cours, un étudiant a écrit : « Elle nous prend pour des pros or que non. » Eh bien, pour le moment, je persiste et je signe : oui, j’attends d’eux qu’ils visent ça ; mais je n’attends pas qu’ils y arrivent du premier coup.
Est-ce que je sors de mon rôle de prof de maths ? Ne devrais-je pas plutôt m’employer à développer encore le mathématicien qui sommeille en eux, continuer à réparer leur relation aux maths, en me centrant sur la résolution de problèmes et laisser les psychopédagogues faire ce travail ? Je me dis que si les quinze années d’enseignement obligatoire et les deux années de formation initiale qui ont précédé ce cours n’y sont pas parvenues, ce ne sont plus quelques heures qui vont changer la donne.
Par contre, ce dispositif de formation-évaluation fait manifestement sens pour les apprenants. Ils prennent confiance en eux via de bonnes expériences durant le stage, et ce faisant, à leurs propres yeux, ils revêtent l’habit d’enseignant capable. Ils prennent conscience de l’intérêt de l’analyse réflexive, de la richesse de la prise de recul et des ajustements.
Souvent, les oraux sont l’occasion de frissons et de joie, pour eux comme pour moi. Bien sûr, il y a encore certains échecs et je tente de discerner ma part et leur part de responsabilité. Mais globalement, ce temps d’évaluation que je vivais autrefois comme un calvaire, aujourd’hui, c’est une fête.