Quantité et numération

Pour nous adultes, les nombres sont devenus tellement naturels que nous oublions ce que cela représente comme apprentissages pour les enfants. En 3e maternelle, avant de commencer à construire le concept de nombre, l’enfant doit d’abord élaborer celui de quantité.

C’est dans des situations que se construisent les connaissances. Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, imaginons que nous avons décidé d’organiser un grand banquet familial. Que faisons-nous ?
D’abord, nous commençons par la liste des invités : nous énumérons tous ceux qui vont venir et, pour n’oublier personne et ne pas inviter deux fois la même personne, nous organisons notre manière de constituer cette liste (par exemple, en commençant par les plus âgés : nos parents, notre sœur ainée, son mari, etc.). Souvent, si nous savons écrire, nous mettons cette liste sur papier pour pouvoir l’utiliser sans devoir la garder en mémoire.
Ensuite, nous prévoyons la location des chaises : pour chaque invité, il faut une chaise. Plutôt que d’énumérer toutes ces chaises en magasin (la chaise de notre père, celle de notre mère, la chaise de notre sœur ainée, etc.), nous allons dénombrer (en comptant) les invités et nous allons louer exactement le même nombre de chaises (pas plus, car c’est cher, pas moins, car c’est impoli).
Enfin, nous n’oublions pas les serviettes : pour chaque invité, il faut une serviette. Mais pour dresser la table, utiliser les nombres n’est pas toujours la stratégie la plus pertinente : si nous avons 43 convives, nous n’allons pas compter une à une le nombre de serviettes. Nous allons prendre en main environ la moitié d’un paquet de 100 serviettes et nous allons les déposer une à une sur chaque assiette. S’il en manque, nous compterons alors combien et, si nous en avons de trop, nous les remettrons dans l’armoire.

Boucle d’or et les trois ours

Cette dernière stratégie (associer à chaque élément d’une collection un élément d’une autre collection pour s’assurer que les deux collections ont la même grandeur, la même quantité) est celle que doivent utiliser les enfants qui ne disposent pas encore des nombres. Nous l’appelons la correspondance terme à terme. C’est sa compréhension qui va donner du sens aux nombres et non l’inverse.
Un conte traditionnel l’illustre bien : même si nous l’appelons « Boucle d’or et les trois ours », ce qui imprègne les auditeurs, c’est l’énumération de chaque série d’objets (le grand bol, le bol moyen et le petit bol) à laquelle correspond exactement l’énumération d’une autre série (la grande chaise, la chaise moyenne et la petite chaise). C’est à force de fréquenter de nombreuses collections de la même quantité que va s’imposer le nombre 3 comme ce qui les relie et que pourra apparaitre comme évident que Boucle d’or n’a pas sa place dans cette triade !

Quips sans dés de points

Pour montrer autrement que le dénombrement par comptage n’est pas la condition de la construction du concept de quantité, mais un de ses résultats, prenons un jeu très populaire dans les classes de l’école maternelle, le jeu Quips, et envisageons ce qui se passe si on en transforme les règles.
Dans le jeu de base, chaque joueur dispose d’une carte illustrée de motifs de différentes couleurs dans lesquels apparaissent des espaces vides et blancs qu’il faudra combler avec des pions de la même couleur. Pour ce faire, à son tour, le joueur lance deux dés : un qui lui indique celle des 6 couleurs de pions qu’il peut prendre dans la pioche ; l’autre qui lui indique le nombre de pions qu’il peut prendre pour combler les espaces vides de sa carte, 1, 2 ou 3, représenté sous forme de schème (c’est-à-dire de configuration structurée de points). Le premier joueur qui a rempli sa carte gagne.
Imaginons le même matériel, mais sans le dé avec les points, c’est-à-dire sans les nombres. Comment jouer ? On lance le dé de couleur et on remplit les espaces vides avec des pions de la couleur correspondante. Facile ! Le joueur se sert dans la pioche et quand toutes les encoches sont remplies, il passe le dé au suivant. C’est d’ailleurs une bonne façon de familiariser les enfants avec le matériel du jeu.
Mais pour qu’il y ait un enjeu, introduisons un panier dans lequel le joueur devra mettre la quantité exacte de pions qu’il lui faut pour remplir le motif, sans qu’il en reste dans le panier, sans qu’il en manque dans le motif. C’est en déposant ensuite les pions sélectionnés sur sa carte qu’il valide ou non sa collecte, qu’il vérifie s’il a réussi.
Si on observe de jeunes enfants jouer selon cette règle, on verra la différence entre ceux qui maitrisent déjà partiellement le concept de nombre et qui utilisent le comptage pour constituer une collection de pions équivalente à celle des espaces vides (même s’ils sont encore maladroits dans cette procédure de dénombrement, par exemple en comptant deux fois un même espace vide) et ceux qui utilisent d’autres stratégies : l’estimation (la perception approximative de la quantité), le comptage ritualisé, mais vide de sens (le comptage des espaces vides puis le comptage des pions qui se poursuit au-delà du nombre requis ou auquel ne correspond pas un comptage des pions à prélever dans la pioche, une récitation de la comptine numérique sans pointage correspondant des objets, etc.). Il y a ceux qui ne disposant pas de la comptine ont pourtant bien compris qu’il fallait parcourir systématiquement l’ensemble des encoches et, pour chacune d’entre elles, déposer un pion dans le panier. Mais on pourra aussi observer chez certains enfants l’absence de toute tentative de faire correspondre les deux collections : ils prennent au hasard une quantité quelconque de pions ou prélèvent la totalité des pions de la couleur voulue, la quantité des cases à remplir leur important peu.
Si l’on considère le jeu Quips tel qu’il est proposé habituellement, un usage prématuré du dé à points ne permet pas aux enfants qui en ont besoin d’identifier que l’association des pions et des encoches doit être le résultat d’une action délibérée de leur part. Ils ne font que répondre à la commande intermédiaire du dé, même si celle-ci participe à la perception qu’ils peuvent alors avoir de l’intervention d’un de ces trois nombres de pions dans la composition d’un nombre équivalent ou plus grand ou plus petit d’encoches (de 1 à 6). C’est d’ailleurs ce qui est visé par la plupart des enseignants qui proposent ce jeu à leurs élèves, moi-même pendant longtemps.

Où est le problème ?

Le risque est important que de nombreux enfants ne puissent comprendre que le nombre est une réponse construite à des situations problématiques liées à la mesure des quantités (comme ici dans le jeu Quips) et des grandeurs, liées à la notion de position. Or le rôle fondamental de l’enseignant, c’est d’organiser des situations qui permettent à tous les enfants de se saisir de la problématique visée pour construire des connaissances c’est-à-dire des réponses efficaces et transférables qui seront institutionnalisées par l’ensemble de la classe et permettront l’accès progressif aux savoirs que l’école a pour mission de transmettre.
Cette mission requiert dans le chef des enseignants une maitrise des savoirs conceptuels à enseigner, mais également des compétences didactiques qui leur permettent de proposer à leurs élèves des situations adaptées aux enjeux cognitifs visés.

Des stratégies et des nombres

Mais revenons au jeu Quips. C’est par la répétitions des tentatives de faire correspondre les quantités des deux collections (et leur validation ou non) que peu à peu s’installe chez tous la compréhension de la correspondance terme à terme comme stratégie gagnante : pour chaque espace vide, l’enfant prend un pion dans la pioche en associant sa perception visuelle à une action gestuelle. Ce qui est important à ce stade-ci du jeu, c’est que l’usage du panier explicite la notion de quantité et contraint à une anticipation du résultat qui n’est validé qu’après la collecte.
Vient alors le moment d’introduire une contrainte supplémentaire : la pioche des pions ne se trouve plus à proximité des cartes à remplir et la correspondance des quantités des deux collections ne peut plus être prise en charge par la seule coordination du regard et du geste. Avec un éloignement dans l’espace de la classe, l’enfant doit trouver un moyen de transporter l’information concernant la quantité d’une collection de cases jusqu’à l’endroit où il va pouvoir prélever une collection équivalente de pions. La stratégie gagnante sera alors de se constituer une collection intermédiaire qui servira uniquement à garder une trace de la quantité requise. L’enfant pourra utiliser ses doigts ou la récitation maitrisée d’une liste de mots où chaque mot correspond à un pion. Il pourra également organiser l’énumération des cases à remplir en l’adaptant à ses compétences numériques élémentaires (deux pions en haut et trois en bas). Dans ce contexte, un usage efficace de la comptine numérique ne signifie pas nécessairement que l’enfant a compris que le dernier mot énoncé correspond au cardinal des deux collections, mais il participe à la construction de ce concept.
Enfin, si l’on renforce la contrainte en imposant un éloignement dans le temps, le recours aux doigts et aux récitations de listes de mots comme collections intermédiaires devient difficile. Il ne s’agit plus maintenant de seulement formuler une information qui pourra circuler dans l’espace, il faut aussi en conserver la trace pour la garder en mémoire aussi longtemps que nécessaire. Le recours à l’écrit va s’imposer aux enfants dans sa dimension graphique : ils vont pouvoir « dessiner » la situation, mais il leur faudra tâtonner pour en identifier les éléments pertinents. Certains ne vont dessiner qu’un pion de la bonne couleur, d’autres vont dessiner un nombre indéterminé de pions, entrainés dans une tâche dont ils ont perdu de vue la finalité, occupés qu’ils sont à bien colorier ou dessiner le panier. Ce n’est que quand ils symbolisent cette quantité sous une forme schématisée (des points, des barres) qu’ils peuvent s’engager efficacement dans des stratégies gagnantes en termes de représentation de quantités équipotentes (des collections de même quantité, pour lesquelles on peut faire une correspondance terme à terme). Cet engagement sera favorisé par une autre modalité de l’activité, celle de la communication à autrui. Cette fois-ci, les pions ne sont accessibles que par un autre élève à qui il s’agira d’adresser une commande. La situation d’écriture d’un message favorise la discussion sur ce qui a posé problème si la quantité des pions ne correspond pas à celle des cases : est-ce l’encodage, la lecture ou la collecte ? Autant d’occasions d’expliciter ce qui est en jeu, de confronter des stratégies, de constater celles qui sont les plus productives et de les adopter pour plus d’efficacité.
C’est sur la connaissance stabilisée et institutionnalisée, en classe, de la correspondance terme à terme et sur la connaissance parallèle de la suite ordonnée et immuable des mots-nombres que pourra s’appuyer l’usage cardinal du nombre pour désigner la quantité, par tous les élèves. 