Une opinion de Jacques Cornet, président de CGé (ChanGements pour l’égalité).
Il faut que le Tronc commun puisse continuer à ouvrir les élèves au monde.
“Le réussite éducative ne repose plus sur la restitution des connaissances mais sur la capacité à extrapoler et à appliquer les connaissances de façon créative dans de nouvelles situations en reliant différents champs de connaissances… Cela nécessite de nouvelles façons d’enseigner et d’apprendre et un nouveau type d’enseignants.” [1]Andreas Schleicher, directeur de l’éducation de l’OCDE, Valuing our Teachers and Raising their Status, OCDE 2018.
Ces enseignants existent, nous les avons rencontrés, ils sont enseignants en maternelles, en primaires et dans le degré inférieur de l’enseignement secondaire. Ils n’ont pas signé de pétitions, ils croient encore que le Pacte va confirmer leur façon de travailler, leur manière d’enseigner à vivre.
“Nous sommes dans un monde de plus en plus complexe. Pour le comprendre, il faut être capable de rassembler les éléments économiques, sociologiques, psychologiques, religieux, … qui le constituent. Or, actuellement, c’est le règne des connaissances compartimentées, cloisonnées et séparées (…) Le mode de connaissances actuel aveugle au lieu d’élucider, c’est pour ça qu’il faut introduire une connaissance qui cherche à comprendre la complexité pour pouvoir être capables de rencontrer les énormes défis de notre vie.” [2]Edgar Morin dans “Enseigner à vivre”, film d’Abraham Segal.
C’est ce que fait un(e) instituteur(trice) de fin de maternelles ou de début de primaires quand il lance, par exemple, une grande exposition à réaliser avec ses élèves sur « le temps où Mamy et Papy avaient notre âge ». On commence par préparer l’entretien que chaque enfant devra mener avec ses grands-parents. Quelles questions va-t-on leur poser ? C’est l’occasion, même et surtout pour les enfants qui ne savent pas encore écrire, d’entrer naturellement dans la culture écrite : le destinataire de la question n’est pas (encore) là, il faut la formuler en étant certain que Papy la comprendra bien. On fait du français pour du vrai, on travaille la langue de scolarisation. On fera encore du français quand il s’agira de travailler la mise en commun, et encore plus, quand il s’agira d’écrire les légendes pour les illustrations de l’exposition.
On note l’année de naissance de chacun des grands-parents, on compte combien sont nés avant 1960 et combien après, c’était longtemps après la guerre ?, longtemps avant l’an 2000 ?, combien habitaient déjà le village ou le quartier, combien sont venus d’un autre pays, où ?, c’était loin ?, quand et pourquoi ? On essaie de représenter graphiquement l’écoulement du temps, les proportions des âges et des origines. On demande à Papy ou Mamy des photos d’époque, des objets ou souvenirs de leur enfance pour l’exposition. Ce sont des sources à traiter. On situe dans le temps, c’était au temps où …, on situe par rapport à d’autres événements. On localise et on situe dans l’espace les régions et/ou pays d’origine des grands-parents. On dessine des trajets, on s’interroge sur les autres trajets qui les ont accompagnés. On fait donc des mathématiques, de l’histoire et de la géographie …
Comment c’était la vie alors ? Était-on plus ou moins heureux, question fondamentale, de quoi est fait le bonheur des uns et des autres ? De quoi disposait-on ou non, en comparaison avec maintenant ? Que consommait-on, que produisait-on ? Était-on plus ou moins riche et comment peut-on comparer la richesse d’alors et de maintenant ? Quel était le travail des parents de Papy ou Mamy ? Est-ce que pour les mamans (de Mamy, Mamy et maman), c’était différent de maintenant ? Les filles pouvaient-elles faire la même chose que les garçons ? Pour les grands-parents qui sont venus d’un autre pays, comment y vivait-on ? … On fait donc de la sociologie, des sciences économiques, de l’ethnologie, …
Et l’important, ce n’est pas (seulement) Papy et Mamy, ce ne sont pas les sources travaillées, les cartes consultées, les légendes écrites, c’est le regard qu’on a porté sur l’objet d’études, c’est le travail sur ce regard, ou plutôt sur ces regards, c’est la réflexion qu’on aura sur le regard historique, le regard géographique, le regard sociologique, … qu’on aura porté. L’important, c’est ce que chaque regard m’apporte pour comprendre le monde et ce que cette investigation m’aura apporté comme plaisir à chercher et comme pouvoir de savoir.
C’est encore ce que fait un enseignant de fin de primaires ou de début du secondaire lorsqu’il propose de mener une grande enquête et d’en réaliser un reportage à partir d’un paysage de Hesbaye par exemple. Cela commence par une observation la plus fine possible et la rédaction d’un rapport d’observation individuel par les élèves. Il faut formuler les choses avec rigueur et précision. On fait du français. Dans ce rapport, on y insère un croquis, ou un plan, ou un extrait de carte topographique, on compare l’un avec l’autre. Ces réalisations pourront servir dans le reportage.
A partir de ces observations, on va essayer de formuler une question de recherches. Toutes les questions sont bonnes a priori et le relevé de toutes les questions constitue à lui seul un objet de travail intéressant. C’est en travaillant toutes les questions qu’on pourra aboutir à une question de recherches et à la production de critères pour définir ce que serait une bonne question de recherches. On fait du français et de l’épistémologie.
Quoi qu’il en soit, au bout du travail, on devra nécessairement travailler l’articulation des facteurs naturels et des facteurs culturels pour comprendre ce qui a façonné ce paysage. Était-il le même il y a 50 ans ? D’où viennent les noyaux villageois ? Pourquoi l’élevage a-t-il pratiquement disparu ? Et les concentrations d’habitat le long de l’autoroute vers Bruxelles ? Y a-t-il du bio ? Bio-Wanze, c’est bio ? Produit-on pour la consommation locale ? Doit-on accepter l’installation de porcheries industrielles ? Pourquoi les agronomes et les ouvriers d’Hesbaye-Frost travaillent-ils dans les champs à la place des agriculteurs ? … On fait de la géographie, de l’histoire, du français, des maths, des sciences sociales et des sciences économiques. On prend conscience d’enjeux planétaires à l’échelle locale et on se rend compte qu’on a besoin de toutes les disciplines, et que chaque discipline apporte beaucoup, pour bien comprendre ce qui se passe. Et à nouveau ce sont les regards sur … qui sont travaillés et qui prennent sens parce qu’ils donnent du sens.
“Platon avait tout dit sur l’enseignement et qu’on ne trouve jamais dans les manuels de pédagogie. Pour enseigner, il faut de l’eros, il faut de l’amour, de l’amour pour ce qu’on enseigne et de l’amour pour ceux à qui on enseigne, plutôt que de rester enfermés dans sa petite discipline et dans ses petits horaires.” [3]Edgar Morin dans “Enseigner à vivre”, film d’Abraham Segal.
Nous demandons que les grilles horaires à venir n’enferment pas les enseignants du Tronc commun dans de petites disciplines mais qu’elles leur permettent d’enseigner à vivre. Que les spécialistes disciplinaires, ceux qui forment à l’esprit critique en faisant signer à leurs étudiants les pétitions qu’ils ont écrites, enferment qui ils veulent où ils veulent mais que le Tronc Commun puisse ouvrir généreusement au monde.
Opinion publiée dans LaLibre.be le mardi 27 mars 2018