Que va-t-on pouvoir lui trouver celui-là ?

C’est difficile de dire une injustice, quand quelque chose ne va pas. Même si on a la loi avec soi. Tout le monde n’a pas la plume (et les relations) d’un Émile Zola, pour que son « j’accuse » apparaisse en gros titre à la une d’un journal du matin.

Transgressions : des solidarités
Transgressions : des solidarités
Ceux par lesquels le scandale arrive doivent affronter les regards accusateurs, voire les reproches, de ceux dont ils ont dérangé la bonne conscience. Moi-même je n’ai pas forcément de la sympathie pour ceux que j’appellerai volontiers « fouille m… », quand ils viennent me mettre sous le nez les erreurs sur lesquelles sont bâties nos « empires du bien » et nos meilleurs des mondes.

Néanmoins, voici ce qui m’est arrivé, il y a plus de vingt ans. Lorsque j’étais étudiant en droit à l’université de Bordeaux, je travaillais souvent pour payer la fin de mes études. J’étais un habitué du bureau des jobs étudiants du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS).

C’est écrit quelque part…

Ce jour-là, au printemps 1985, je m’étais rendu au bureau avec mon ami antillais qui cherchait aussi un job. L’été approchait, il n’avait pas reçu de bourse cette année-là, ni de prêt départemental. Nous avions décidé de travailler tous deux, puis de partir ensemble avec l’argent gagné pendant ce qu’il restait des grandes vacances. Deux années auparavant, nous avions vendangé ensemble dans le Haut-Médoc.

Nous faisions la file car il y avait du monde dans la salle d’attente : beaucoup d’étudiants étrangers (nord-africains, africains ou antillais, français « de couleur »). Tous espéraient bosser et gagner un peu d’argent pour améliorer leurs conditions de vie difficiles sur ce campus loin de chez eux. Je me souviens du stress que portaient cette attente et ces visages, chaque fois que je venais dans ce service. La plupart sortaient du bureau de la responsable la mine déconfite. On pouvait lire « pas de boulot » sur leur visage.

Aussi, lorsque ce fut mon tour, je fus étonné qu’on me proposât trois ou quatre jobs différents, dont aucun ne semblait requérir de qualifications particulières. J’optai pour une des places et retournai dans la salle d’attente pendant que mon ami allait demander la sienne.

Lorsqu’il sortit à son tour, sa mine n’était guère réjouie. Il m’expliqua que la responsable du bureau s’était d’abord exclamée : « Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir lui proposer à celui-là ? », avant de lui dire qu’il n’y avait plus de places disponibles.

L’émotion me paralysait. Mes amis antillais m’avaient souvent parlé du racisme dont ils étaient victimes, une fois arrivés en métropole. Pour la première fois, je le vivais au côté de l’un d’eux.

…mais ça ne s’affiche pas

Pourtant, agir nous était difficile. Lui et moi étions ensemble depuis trois ans et ce n’était pas vraiment aussi évident que maintenant. À sa honte de l’humiliation subie par le déni raciste, s’ajoutait ma peur de l’humiliation possible à venir si nous rendions public notre lien intime en dénonçant l’acte raciste. Trop émus, nous rentrâmes à l’appartement. Là, nous avons pu parler, réfléchir et élaborer ensemble une stratégie. Sachant qu’il existait depuis peu une loi punissant le racisme, nous allions demander conseil au syndicat des étudiants. Seul, j’allai voir un de mes anciens camarades syndicalistes à l’UNEF. Il n’hésita pas une seconde lorsque je lui fis mon récit et proposa que nous allions voir ensemble le directeur du CROUS.

Celui-ci refusa d’admettre que sa subordonnée puisse avoir eu un tel comportement. Ne nous avait-elle pas proposé à tous les deux, l’année précédente, un job de vendangeur ? Ensuite, lui étant métis (océanien-européen), nous n’allions pas lui apprendre ce qu’était le racisme.

Mon camarade syndicaliste décida toutefois de porter l’affaire devant le conseil du CROUS. Quelques jours après avoir vu le directeur, je fus convoqué dans le bureau de la sous-directrice qui me fit part de son indignation. « Moi et mon petit copain », pour reprendre ses termes, avions franchi une limite ; comment moi qui étais le chouchou du bureau des jobs étudiants, pour lequel Mme L. avait tant fait, pouvais-je oser une telle accusation ? Étais-je assez naïf pour ne pas me douter que les offres d’emploi seraient taries si le bureau n’acceptait pas aussi les exclusives à caractère raciste des employeurs ?, ajoutait-elle non sans un certain cynisme.

Comment un organisme public mandaté pour soutenir tous les étudiants dans leurs études peut-il en arriver là ? Permettre à certains de bosser pour payer leurs études justifie-t-il d’exclure les autres ? Il n’est pas certain que nous aurions reçu une réponse négative en débattant entre étudiants, même de la part des discriminés. Le plus insupportable pour eux étant peut-être cette discrimination silencieuse, ce déni qui ne s’affiche pas comme tel.

Quoi qu’il en soit, quelques jours après cette affaire, les offres d’emploi étudiants, elles, étaient affichées dans la salle d’attente.