Quelle cloche !

À l’école, il peut arriver qu’une collègue vous implique dans une situation pour inconfortable pour vous. Réagir ou se retenir. Dire ou se taire. Se replier ou se lier. Rester ou se casser…

Dans la cour de l’école, enfermée par les murs, il manque encore quelques classes et les premières déjà rangées attendent, pas vraiment en silence, mais dans un calme relatif.
Cette année-là, je suis « jeune » dans l’école. Et même si c’est discutable vu mon manque d’expérience, je suis maitre d’enseignement individualisé (MEI), dans une école d’enseignement spécialisé avec des élèves type 1 et type 8, selon les étiquettes des débiles légers et des élèves ayant des troubles de l’apprentissage. Je viens de travailler avec quatre élèves et je les accompagne pour rejoindre leur classe qui est déjà dans la cour.
La titulaire m’interpelle au beau milieu de ce moment, à la tête de son rang.
« Et Brenda, elle a travaillé ? Parce qu’avec moi, elle n’a rien fait. Ni en calcul ni en français. Y’a rien qui l’intéresse. Depuis octobre, je dois la tirer. »
Brenda est juste là, à côté. On dirait que ça ne compte pas pour madame Ravage.
Je réponds : « Oui, Brenda a écrit. »

La ferme, madame Ravage !

J’aurais voulu lui dire, tout de suite, quelque chose du genre : « Mais enfin, on ne parle pas comme ça d’un élève, dans la cour, devant tout le monde. Et en plus, en faisant comme si Brenda n’était pas là. » Mais dès qu’on devient prof, on comprend vite qu’il y a intérêt à être « loyal » avec tous ses collègues.
J’ai été la trouver après pour lui demander de ne plus parler de manière sauvage (ni dans le bon lieu, ni au bon moment, ni avec bienveillance…) d’un élève qu’on a en commun. Elle m’a répondu : « Mais je n’ai rien dit de méchant. C’est quand même vrai qu’en classe, elle ne fait rien. »
Maintenant, avec le recul et l’expérience, je me dis qu’il vaut mieux se taire plutôt que d’aller moraliser sa collègue. Ça soulage sur le moment, mais la vie à l’école devient vite difficile.

Et si l’éthique s’incarnait dans les petits riens ? Dans le banal de la classe ? Des regards de professeur présent aux élèves et les soutenant. Des gestes qui aident. Le crayon qu’on ramasse. Et si le désir d’être là, l’envie que le projet avance, c’était déjà beaucoup. Le livre qu’on a trouvé à la librairie, le dimanche, et qu’on apporte, toute réjouie, en classe pour le montrer aux élèves et le confier au responsable de la bibliothèque de classe.
S’occuper de ce qui m’occupe, en classe, plutôt que de vouloir maitriser un cadre trop large, celui de l’école qui m’échappe pour toutes sortes de raisons : collègues fatigués qui attendent les cinq ans qu’il faut encore tenir en en faisant le moins possible puisqu’on n’a plus droit comme d’autres, auparavant, de partir ; réunions du personnel organisationnelles où on passe la majorité du temps à discuter du tri des poubelles plutôt que de l’essentiel ; direction qui change tout le temps de direction pour mener la barque selon la force des vents bien souvent contraires…
Faire son taf dans son coin, discrètement. Se replier dans l’école et se déplier dans d’autres lieux, avec d’autres enseignants. Écouter les histoires des autres. Les ressemblances avec des situations que j’ai vécues font écho en moi, et les différences me font réfléchir. Ça m’aide à construire mon identité professionnelle, ces exemples qu’on triture ensemble. Les rebonds des autres sur ma situation, dans la bienveillance et la confidentialité, me remettent au travail.

Cultiver ses doutes pour y voir plus clair

Et ne pas chercher à être parfait, jusqu’à revendiquer ne pas être un maitre modèle parce que nos doutes peuvent rassurer nos élèves. Je crois que le doute est un de « mes » principes. Je pense que la retenue, l’hésitation et le doute sont ce qui fait de nous des êtres « gentils », qui évitent de faire du mal à Brenda comme à tous les autres. Douter, c’est aussi laisser du temps, laisser de la place à son propre chemin, au chemin des autres collègues et ici, au chemin de Brenda…

Mais peut-on tenir dans le métier, comme ça, replié sur sa classe quand tout dans l’institution balaye à grands coups de latte tout ce qu’on a patiemment construit comme confiance en soi, avec de petites victoires ? Brenda a écrit, soit, mais travaillera-t-elle une fois dans sa classe ?
Mais est-ce qu’on peut tenir longtemps dans le métier sans trouver au moins quelques collègues pour partager, discuter, construire de la cohérence ? S’il n’y a pas de petit noyau auquel se raccrocher, autant aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte autour des arbres fruitiers.
Mais est-ce que ces « petits riens » ont du poids sans le collectif qui croise les regards, enrichit les intuitions et les consolide progressivement dans ce qui permet de passer peu à peu de l’identité professionnelle — moi, seule contre tous dans un environnement institutionnel hostile, ce que je me construis peu à peu comme idée de mon métier — à la culture professionnelle commune — nous, ensemble, en coopération dans un environnement institutionnel qui évolue, se transforme grâce à une vision peu à peu plus commune de notre métier ?
Et ça commence par essayer de comprendre les incompréhensions des autres, de chercher les quelques résonnances communes, ces petits gestes entre profs qui construisent peu à peu la confiance nécessaire, les transformations réciproques. Ce combat-là aussi vaut la peine. Même quand c’est désespérant, parce que c’est comme ça qu’on dépasse cette idée du prof sauveur et providentiel sur lequel reposent tous les espoirs de ses élèves. Enseigner, c’est aussi transformer l’institution…

Comme pistes, pour créer la tension entre ce qui est valorisant à court terme, utile pour les élèves et flattant l’égo du prof, donc nécessaire pour se construire une identité fière de prof, et ce qui est valorisant à moyen terme, utile pour l’institution et donc tous les élèves, mais dont on ne peut s’attribuer les bénéfices que collectivement. De l’importance à donner aux institutions pour faire plus collectif. Sans illusions, mais sans relâche.