C’est un refrain lancinant : « il y a pénurie d’enseignants ». De quoi faire de grands titres…fin juillet. Mais quoi de neuf ? Parce que la pénurie ne date pas d’hier. Déjà dans les années 90 (surtout en math et langues vivantes) et puis en 2001, 2003, 2006. Presque chaque année, le problème se pose et revient à la Une. Pour 2012, on attire l’attention sur la pénurie d’instits en particulier. Mais toutes les catégories et tous les niveaux sont concernés.
Une fois de plus, ministres et syndicats de l’enseignement vont mettre la question à l’ordre du jour et ils promettent une fois de plus des mesures pour « restaurer l’image du métier ». Mais, en ont-ils les moyens ? Et si cette pénurie récurrente était le révélateur d’un mal-être sociétal qui va bien au-delà de l’école ? Deux pistes à creuser.
Un : les images de la réussite en 2011 ? Les réussites qui apportent fric, célébrité, passages télé, … Regardez la télé des vacances. Remplie chaque jour des rumeurs de mercato : 8 millions pour Axel, 10 pour Eden, 12 pour Romelu ! La presse écrite emboite le pas et consacre des pages entières à ces petites « perles », des « joyaux » qui vont briller sous d’autres cieux. Egalement sur le podium de la « réussite » : les paillettes, le glamour et le strass. Le service public vante chaque semaine les mérites de l’incomparable VIP, cette émission où deux fofolles-maison « approchent les célébrités » dont certaines « dressent le bilan de leur vie depuis (son) palais andalou » ! De quoi rêver.
A quand ne fut-ce que la même attention, le même temps d’antenne pour les stars « du quotidien » : les puéricultrices, les infirmières, les instits, toutes celles et tous ceux qui pratiquent les « métiers du cœur » ? A quand des rubriques régulières consacrées à celles et ceux qui fabriquent du lien social au quotidien et font que ça n’explose pas (encore) dans nos rues ? Bravo, jeunes filles et jeunes gens ! Merci beaucoup. Mais pas pour ma fille. Encore moins pour mon fils.
Résultat dans les écoles ? Tous les jours des dizaines de classes sans prof. Des petits qui sont regroupés avec d’autres classes et parqués dans des locaux exigus avec des maîtres débordés. Des aînés en salles dites « d’études ». D’où la fausse « solution » : l’engagement de plus en plus fréquent de personnes sans titres « requis », non préparées à enseigner. A de rares et brillantes exceptions près, c’est la cata ! On ne les appelle d’ailleurs plus enseignants, mais « article 20 « et on les rencontre surtout dans les écoles où devraient travailler les profs les plus compétents et les plus aguerris.
Deux : « restaurer l’image du métier » ? Gare à la nostalgie et aux images d’Epinal. La question n’est-elle pas plutôt : à l’heure de Facebook, de Wikipédia, des savoirs en miettes, de l’individualisme triomphant, … quel projet pour le métier d’enseignant ? quelle formation ? quels outils ? quels partenaires ?
En un mot : quel projet professionnel susceptible d’attirer des jeunes dynamiques qui n’en ont rien à f. … du strass et des paillettes ? qui veulent s’engager pour des valeurs de « bien commun » ?
Il s’agira alors « d’accompagner un changement d’identité professionnelle » [1]Ph. Meirieu, L’éducation et le rôle des enseignants à l’horizon 2020, UNESCO –Horizon 2020 plutôt que de « restaurer l’image du prof ». Dans les limites de cet article, je n’évoquerai que deux facettes de ce métier résolument tourné vers l’avenir et, en même temps, en prise directe avec des questions cruciales aujourd’hui.
Première facette : « le premier apprentissage fondateur est celui du vivre ensemble » [2]idem. Vous entendez bien : le premier ! Est-ce cela qu’on dit aux jeunes qui envisagent de choisir ce métier ? Non seulement il s’agit par là de réunir les conditions indispensables à la possibilité d’apprentissages disciplinaires : écoute, respect des consignes et de l’autre, … Mais cela passe surtout par une ambition plus large : construire avec les élèves des règles de vie commune qui donneront un sens au projet d’apprendre ensemble, de coopérer, de s’insérer petit à petit dans une société où les jeunes refuseront la violence de la « lutte des places » et où ils s’engageront contre toutes les formes d’injustices. En classe, c’est un travail lent, progressif, patient et très concret qui passe, entre autres, par des pratiques de tutorat, de conseils coopératifs, d’élaboration de la Loi, … Il demande des maîtres formés dans cet esprit et conscients de la difficulté de pareille tâche dans une société où les bandes, les clans, les petites ‘communautés’ homogènes attirent les jeunes et les entrainent dans de tout autres directions.
Deuxième facette : choisir le métier d’enseigner aujourd’hui, c’est s’engager dans une bataille quotidienne contre le gaspillage des intelligences et pour le développement de la confiance en soi de tous les élèves. L’hécatombe scolaire coûte beaucoup trop cher à la collectivité (400 millions rien que pour le redoublement). Mais le coût humain est encore bien plus grave : perte de l’estime de soi, dégoût de l’école, voire de l’apprentissage.
Dès lors, le métier ne peut plus contribuer à sélectionner et à trier, mais au contraire à garantir à tous les élèves les savoirs nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté lucide et critique. Voilà une ambition de haut niveau qu’on ne pourra approcher que par des changements profonds dans la formation des enseignants. Car il ne s’agit pas seulement d’un choix éthique. Il faut être outillé -et très solidement- pour y arriver.
Changements tout aussi profonds dans le regard et les attentes de l’opinion publique : ce ne sera plus le prof de rhéto du bon collège Y qui trônera sur le piédestal, mais bien plutôt l’institutrice maternelle qui « accroche » enfants et parents de milieu populaire, en leur donnant confiance dans l’avenir de leurs mômes et la parole dans des échanges d’égal à égal. Ou encore le prof d’atelier qui a cru envers et contre tous au réveil de tel et tel : « Les professeurs qui m’ont sauvé …étaient des adultes confrontés à des adolescents en péril. Ils se sont dit qu’il y avait urgence. Ils ont plongé. Ils m’ont raté. Ils ont plongé de nouveau, jour après jour, encore et encore … Ils ont fini par me sortir de là. Et beaucoup d’autres avec moi. Ils nous ont littéralement repêchés. Nous leur devons la vie » [3]Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, 2007.
Un métier aussi décisif pour l’avenir des jeunes et de la société, ça vaut vraiment la peine de s’y engager ! En connaissance de cause.