Qu’est-ce qui se cache derrière la tâche ?

Devenir élève, c’est être capable d’apprendre à l’école ce que l’école pense enseigner. C’est comprendre que, derrière la majorité des tâches proposées ou des comportements attendus, il y a une opération mentale à mobiliser, un savoir à construire. C’est aussi comprendre que l’habillage des situations n’est que prétexte à la construction de savoirs disciplinaires.

Les travaux sur les inégalités scolaires ont montré de nombreux malentendus quant au sens donné par les enfants les plus éloignés de la culture scolaire aux tâches qui leur sont proposées : ils restent centrés sur ce qu’ils voient faire par le maitre ou leurs condisciples, sur les manipulations antérieures. Lorsque ces dernières disparaissent, il ne leur reste que des bribes de savoirs déclaratifs qu’ils tentent de restituer à bon escient et, au fil du temps avec de moins en moins d’à propos.
Dès lors que l’on attend de l’école maternelle qu’elle transforme les enfants en élèves, il importe d’intégrer cette donnée à la pratique de classe. À l’entrée du primaire, il faudrait que chaque enfant issu d’un milieu culturel éloigné de la culture scolaire ayant fréquenté l’école maternelle ait construit des cadrages nouveaux quant aux finalités des tâches effectuées en classe. Il s’agit de construire des compétences intellectuelles (classer en fonction d’un critère, expliciter une procédure, justifier un choix, dessiner pour se souvenir d’un apprentissage…) et pas uniquement des comportements typiques de l’élève (demander la parole en levant le doigt, écrire sur la ligne…)
S’il nous faut permettre aux enfants de développer des nouvelles compétences intellectuelles et culturelles, la question du choix pédagogique peut se poser. Ce choix pédagogique devrait répondre à ces questions : comment gérer la classe afin d’atteindre les objectifs qui lui sont assignés ? Comment gérer les apprentissages afin de garantir la réussite scolaire de chaque enfant ?
Alors quelle pédagogie serait idéale et sans faille pour permettre à l’enfant d’entrer dans son métier d’élève ? Montessori ? Freinet ? Decroly ? Apprentissage par le jeu ? Voilà une question légitime et pourtant mal posée. En dehors d’une analyse du contexte de la classe, il ne peut y avoir de choix pédagogiques pertinents.
Quelle que soit l’orientation pédagogique envisagée, les enfants apprendront. Mais qu’apprendront-ils ?

Jeu de société

Le jeu de Memory est très présent au sein des classes. Trop souvent, dès les règles expliquées, il est pratiqué par les enfants sans aucun accompagnement de l’adulte. Observons ce qu’il s’y passe. François installe le jeu et sait qu’il faut se rappeler les emplacements afin de pouvoir retrouver les paires. Jason, quant à lui, a retenu qu’il fallait retourner deux cartes et si par chance elles étaient identiques, il recevrait cette paire. Jason pense que François a beaucoup plus de chance que lui. Manon, comme François, a bien compris l’enjeu, mais perd souvent. Elle n’a aucune stratégie de mémorisation alors que François n’en a pas besoin : il a une excellente mémoire photographique. Sans médiations adaptées, les apprentissages effectués au sein de cette séquence nous mènent dans des directions opposées : François sait qu’il est gagnant à tous les coups, Jason construit l’idée que réussir est une affaire de chance et Manon se conforte dans l’idée qu’elle n’a aucune mémoire.

Dessin d’observation

Pratiqué systématiquement dans certaines approches pédagogiques après l’activité d’observation, il peut créer des ravages chez certains. Dans une classe de troisième maternelle, les enfants ont observé un renard empaillé. Après avoir mis en évidence les caractéristiques physiques, l’enseignant demande à tous de le dessiner dans le cahier d’observation. Certains s’engagent dans l’activité avec enthousiasme et produisent des dessins relativement ressemblants. Ils les montrent à l’institutrice qui les gratifie d’un « bravo » ou « c’est très bien. » Dans un coin de la classe, la tension monte. François et Jason se moquent de Manon : « Tu sais pas dessiner, c’est pas ce qu’il faut faire, on dirait un bonhomme. » Leurs trois productions sont peu abouties et ils ne veulent pas les montrer à l’enseignant. Si personne ne souligne auprès de Manon que l’on peut reconnaitre le renard observé grâce à la forme des oreilles, aucun des trois ne se relancera dans sa production. Ils n’auront pas compris que l’enjeu n’est pas le réalisme dans le dessin, mais bien la présence des caractéristiques du renard, même dessinées avec maladresse. Faute de médiations appropriées, le dessin d’observation stigmatise les enfants malhabiles et les détourne de l’enjeu cognitif.

Les rituels

Ces moments entre le temps de l’accueil en classe et le début des activités scolaires sont vécus dans la plupart des classes maternelles de la même manière avec quelques nuances selon l’âge des enfants et l’intérêt accordé par l’enseignant. Il s’agit d’une activité collective lors de laquelle on cherche le nom du jour, la date, on barre la case du jour de la veille sur le calendrier, on décrit la météo du jour, on fait les présences et on se compte de diverses manières : tous les présents, les absents, les filles et les garçons. De temps en temps, il arrive que le programme de la journée soit présenté. Ces rituels ne sont plus remis en question et leurs justifications sont souvent liées à une volonté de mener des apprentissages issus des programmes : repérages temporels, apprentissages numériques, développement de compétences sociales… Pourtant, à observer les enfants lors de ces différentes tâches, il est urgent d’interroger leur pertinence. Ou du moins de se poser la question de ce que les enfants apprennent réellement dans ces circonstances.
Retrouvons Manon, François et Jason. Manon connait bien la ritournelle des jours de la semaine. À la maison, avec sa maman, elle a appris le « truc » pour chanter en déplaçant comme il faut la main sur le calendrier de la semaine et à s’arrêter, juste après le signet qui marque le jour de la veille. À chaque fois, elle donne la bonne réponse. François préfère demander à son grand frère le nom du jour avant de rentrer en classe et le retient jusqu’à l’activité. Jason, lui sait qu’il doit donner un des noms des jours de la semaine et en propose au hasard : avec un peu de chance, il trouve la bonne réponse et est conforté qu’à l’école réussir est lié à la chance et non à une réflexion, une recherche…
Aucun des trois ne construit les repères temporels qui justifient ce rituel, aucun ne fait son « métier » d’élève. Sauf si l’enseignant est lucide et qu’il différencie ses intentions : apprendre le nom des jours comme une ritournelle, agir devant le groupe en étant explicite sur l’utilisation du calendrier pour faire vivre aux enfants la nécessité de se repérer dans les temps avant de l’apprendre !
– Qu’avons-nous de particulier au programme d’aujourd’hui ? Pour le savoir, je vais lire ce que j’ai écrit dans l’agenda de la semaine : alors, hier, nous étions mercredi, donc, à jeudi je ne vois rien de particulier, par contre pour demain vendredi, j’ai écrit que Jason fêtera son anniversaire…
– Allons-nous à la piscine demain ? Aujourd’hui, nous sommes mardi et nous y allons chaque mercredi.
– Nous sommes jeudi, donc, avant de partir, il faudra mettre les chaises sur les tables, car c’est toujours le jeudi après l’école que Michelle vient nettoyer la classe.
Faute de ce type de médiations, les activités rituelles autour du calendrier resteront sans sens. Beaucoup se satisferont de dessiner une croix dans une case montrée par l’instituteur sur la page du calendrier ou à faire avancer une pince à linge sur un fil jusqu’à ce qu’on lui dise d’en arrêter la progression.

Compétence numérique

S’ils ne construisent que rarement les repères temporels, les rituels sont peut-être pertinents pour la construction des compétences numériques ? À voir.
Dans la classe de nos trois amis, après avoir fait l’appel des présents, l’enseignant demande à quelqu’un de compter le nombre total de présents. Ensuite un autre enfant compte le nombre de filles et un troisième celui des garçons. À tous, elle demande s’il y a plus de filles ou de garçons et quelle est la différence.
Que comprendra Manon de ces rituels ? Que dénombrer une collection c’est réciter une suite de mots en pointant un objet en rythme avec cette ritournelle et de s’arrêter juste à temps comme pour les jours de la semaine. Et François, que fera-t-il comme lien entre des mots nombres et des quantités à comparer alors que pour savoir si son frère a plus de voitures que lui il s’arrange avec des correspondances terme à terme et pose les conclusions idoines ? Quant à Jason, il se désintéresse de la tâche, car il ne trouve pas important de savoir si les filles sont plus nombreuses que les garçons du moment que Leïla est assise à côté de lui !
Les compétences numériques des enfants de maternelle ne permettent pas de répondre aux questions posées et l’intérêt mathématique de ces habitudes est à questionner. S’il est indispensable qu’ils apprennent l’ordre stable de la chaine numérique, à dénombrer des collections et à comparer des quantités, l’on ne peut se satisfaire de cette manière de faire. À nouveau, nous y observons trop d’implicites porteurs de malentendus.
Ces quelques exemples de la vie de la classe maternelle illustrent bien qu’à défaut de stratégies de régulations des situations débusquant les implicites culturels présents tout au long des activités proposées, les enseignants maternels risquent d’être les premiers maillons de la grande chaine des inégalités scolaires. La question n’est pas uniquement de savoir quelles activités permettent aux enfants d’entrer dans le métier d’apprenant en contexte scolaire, mais bien de savoir comment leur permettre cette entrée au sein de chacune de ces activités. Ces « comment faire » dépassent les choix pédagogiques. Ils doivent trouver une place dans les discussions entre collègues, les échanges lors des formations et être analysés lors de la formation initiale. 