Question de sens

Les enfants utilisent les règles de grammaire dès qu’ils s’expriment. Pourtant, quand il s’agit de la travailler pour elle-même, elle semble à mille lieues de leur réalité.

Voici une semaine que nous sommes rentrés et j’observe les élèves pendant la récré : beaucoup d’élèves courent, des joueurs négocient les équipes de foot, des plus jeunes s’expliquent un jeu, deux élèves discutent d’un extrait d’Harry Potter. Je suis surprise d’en voir jouer en reprenant les noms des héros d’un roman lu ensemble. Quand je leur demande ce qu’ils ont retenu du travail fait en classe, ils réexpliquent une fable, reprennent avec sérieux ce qu’ils ont appris d’un texte informatif. Vraiment… la langue, parlée ou écrite, fait sens.
Parallèlement, dans la salle des profs, des inquiétudes se manifestent déjà. « Ils ne savent même pas ce qu’est un verbe, un nom, un attribut… » Évidemment, nous savons toutes que cela a été travaillé. Ce qui est intéressant, c’est que seules les institutrices semblent s’en souvenir.
Si les enfants oublient les notions abordées alors que la langue fait sens, pourquoi continuer de les travailler ? On le sait, la grammaire est un outil de sélection. Pourtant, on s’acharne.

C’est pourtant facile !

Cette école est en immersion néerlandophone. En néerlandais, l’apprentissage de la langue passe par la pratique de celle-ci. Quand il s’agit du français, ce n’est pas si simple. Les enfants sont francophones. La grammaire dans sa dimension scolaire apparait comme une évidence. Les institutrices s’appliquent autant que possible à travailler la matière prescrite dans le programme. Les parents y identifient les apprentissages principaux de l’enseignement primaire. Certains anticipent et font l’école à la maison : cela devrait permettre à leur enfant de maitriser la langue française, maitrise censée se révéler par une orthographe irréprochable.
Je suis souvent frappée par le fait que les adultes ne voient pas le sens des notions avec lesquelles ils voudraient voir des enfants jongler. Il n’est pas rare de devoir rappeler aux parents, pratiquement tous diplômés de l’enseignement supérieur, que, pour un enfant de 8 ans, identifier un infinitif n’est pas facile. Et il faut leur expliquer que la ponctuation, ça ne sert pas à respirer. Si c’était le cas, tous les lecteurs seraient morts d’asphyxie : on devrait placer des virgules à espaces réguliers en comptant le nombre de syllabes orales. Et, encore, non ! Un verbe n’est pas simplement une action. Les enfants auraient tout compris quand, dans : « J’aime le foot. Je suis à un concert. J’ai une voiture téléguidée », ils identifient comme verbes les mots : foot, concert et voiture téléguidée.
Nous sommes nombreux, à dire qu’en classe, pour questionner la langue, il faut la rencontrer : la parler, la lire, l’écrire. Déjà à l’oral, mais plus encore quand on passe à l’écrit, elle intrigue les élèves : de l’apostrophe à la découverte de mots étranges tels que lesquelles.

À quoi ça sert ?

Ces cinq dernières années, j’ai travaillé avec des élèves de 3e et de 4e primaire. En arrivant, certains déchiffraient à peine. J’ai fait le choix de ne pas les placer trop tôt face à des notions abstraites qui me paraissent souvent inutiles, voire nuisibles. Pourtant la langue a ses codes et en prendre conscience est essentiel. La grammaire est passionnante. Il me semble important de la travailler pour ce qu’elle apporte : une meilleure compréhension.
Ainsi, les élèves de 3e année y entrent doucement par de l’expression orale. Une des activités consiste à raconter différentes planches de BD sur lesquelle il n’y a pas de texte. Ils travaillent par groupes. Les récits sont enregistrés. Nous les réécoutons. Il y a plusieurs étapes, plusieurs enregistrements, plusieurs écoutes. Les élèves qui n’ont pas vu les planches disent ce qu’ils comprennent, posent des questions. Le sens est premier : à raconter de façon linéaire, la vue d’ensemble est souvent absente au départ. Quel est donc le lien entre la première et la dernière vignette ? Puis, l’exercice attire l’attention sur la concordance des temps, l’utilisation du réseau anaphorique, les nombreuses répétions, les liens logiques qui se limitent souvent aux puis, aux et, aux et puis… Au fil des étapes, nous notons ce qui nous semble important : se mettre à la place de celui qui ne voit pas les images, mettre le contexte, donner des noms aux personnages, faire des liens entre les phrases, etc. Le message se précise : il est important, par exemple, de dire que le monsieur est un vieux monsieur ou que le chien est tenu avec une longue laisse… Nous travaillons les textes jusqu’à ce qu’ils soient fluides et compréhensibles par tous. Puis ils vérifient leur compréhension en recevant la BD. Plus tard, il s’agira d’écrire le texte créé. D’autres questions apparaissent comme quand le il ne montre pas qu’il s’agit de Spirou et Suzette… J’essaie de jongler entre ce qui est attendu et ce que les enfants attendent. En certains endroits, ça se rejoint.

La grammaire scolaire a la peau dure

Pendant ces cinq années, j’ai tenté de répondre aux injonctions. J’ai isolé quelques notions à réellement travailler sous tous les angles. Ça prend du temps. Pourtant… en septembre, bien qu’ils se souviennent de Spirou, de Bétamèche ou du poids de l’homme le gros du monde, ils semblent avoir oublié ces quelques notions grammaticales. Alors, je continue de douter et de tâtonner.
J’aimerais travailler en équipe pour cibler les notions prioritaires et mettre à l’écart toutes les choses travaillées et qui ne font pas sens ; les remplacer par toutes celles qui ouvrent les enfants à la compréhension. Un moment, j’ai cru que le post-confinement nous en donnerait l’occasion. Le temps nous a rattrapés. Les habitudes reprennent.