Quelle hétérogénéité à l’école primaire ?
Les réformes (décrets Missions et École de la réussite) veulent plus d’hétérogénéité dans les classes pour plus d’égalité de résultats. Comment les enseignants et les directions de l’école primaire comprennent-ils ces injonctions ?[1]Cette question est une des questions de départ d’une recherche menée à l’initiative du Ministre de l’Enfance en 2003 par CGé et le GIRSEF.
L’organisation de l’école en cycles et l’interdiction de redoublement à l’intérieur du cycle avec une volonté d’égalité d’accès aux établissements (interdiction des refus d’inscriptions et des renvois et limitation des frais scolaires) témoignent de cette volonté de rendre les classes plus hétérogènes. Ces mesures ont été mal et peu expliquées et ont été prises dans une conjoncture de restriction budgétaire. Ce qui n’a pas évidemment pas facilité leur application dans les écoles. Comment enseignants et directions d’écoles primaires se situent-ils par rapport à cela ?
Il est aujourd’hui bien difficile de trouver une école primaire qui, ayant plusieurs classes parallèles, décide d’organiser des classes de niveaux, au sens du regroupement des bons dans une classe et des mauvais dans une autre, et l’affirme explicitement. Les enseignants rencontrés lors de la recherche étaient même choqués qu’on puisse les soupçonner d’une chose pareille. La classe de niveau semble aujourd’hui condamnée au nom d’une morale démocratique. Bien sûr, sans le vouloir ni le dire, des classes de niveaux peuvent se former « naturellement » à travers le choix des parents pour tel ou tel titulaire par stratégie éducative ou à travers le choix des enseignants pour tel et tel enfant par privilège de l’ancienneté. Mais même cela semble aujourd’hui combattu dans la plupart des écoles. Nous avons rencontré majoritairement des équipes éducatives qui mettaient au point des stratégies diverses pour former les classes parallèles les plus équitablement hétérogènes possible.
Mais cette volonté sincère et généreuse entre en contradiction avec les autres facteurs qui pourraient aller vers cette même mixité démocratique. Si ces écoles ne veulent pas de classes de niveaux, elles ne veulent pas non plus de classes de plusieurs niveaux, au sens du regroupement dans une même classe d’enfants d’années différentes. Leur interprétation du cycle ne va quasi jamais dans ce sens. De la même manière, ils sont en général favorables au redoublement, justifiant le fait de garder un enfant dans une année par l’affirmation qu’il n’a pas le niveau pour suivre dans l’année suivante. Enfin, de la même manière toujours, s’ils veillent scrupuleusement à éviter les classes de niveaux à l’intérieur de leur établissement, ces mêmes enseignants ne se préoccupent que très peu des dispositifs qui positionnent leur établissement par rapport aux établissements voisins et qui donc entraînent des « écoles de niveaux » où on veille à ne pas faire de classes de niveaux !
Les grosses écoles primaires refusent donc les classes de niveaux tout en refusant les classes à plusieurs niveaux ; elles veulent mélanger les forts et les faibles d’une même année tout en empêchant les trop faibles de suivre les forts dans l’année suivante ; et elles refusent les classes de niveaux tout en favorisant les écoles de niveaux ! Cette position paradoxale, on la retrouve inversée dans les toutes petites écoles. Les enseignants de classe unique (à six niveaux) vantent les mérites de la formule et la trouvent supérieure à toute autre, mais n’oseraient jamais la demander s’ils étaient mutés dans une plus grosse école !
Lors de la première séance de travail avec les équipes éducatives, il a été chaque fois demandé de raconter par écrit une situation de classe où l’hétérogénéité avait posé problème. 80 % des récits mettaient en scène des enfants « dys » : dyslexiques, dyscalculiques, hyperactifs… etc. La différence qui pose problème en termes de réussite scolaire est donc psychotechnique, médicale, pathologique ; elle nécessite l’intervention du spécialiste, elle n’est pas de la responsabilité de l’enseignant généraliste.
Ignorant les statistiques de réussite scolaire selon l’origine sociale[2]Et comment ne les ignoreraient-ils pas puisqu’elles n’existent pas en Communauté Française et qu’aucune formation ne prend en compte la fonction reproductrice de l’école., les enseignants conçoivent l’hétérogénéité de résultats scolaires le plus souvent comme une hétérogénéité de capacités intrinsèques, propres à l’individu et « données » avant l’entrée dans leur classe et très rarement comme une hétérogénéité sociale. Quand c’est le cas (15 % des récits), la différence qui pose problème est alors exprimée en termes de manque, de handicap, lui aussi « donné » avant l’école. Pratiquement jamais, la différence qui pose problème n’est exprimée en termes d’adéquation entre une culture et une autre, entre la culture scolaire et la culture familiale, sans pratiquement jamais de questionnement sur comment s’appuyer sur cette culture familiale pour faire entrer dans la culture scolaire[3]À nouveau, comment s’en étonner puisque ni la recherche, ni la formation, en Communauté Française, ne vont dans ce sens..
Autrement dit, dans la classe hétérogène, la différence qui pose problème, pathologie psychotechnique ou handicap culturel, est pratiquement toujours « donnée » avant et en dehors de l’action de l’enseignant. L’enseignant n’est alors pas responsable de l’échec scolaire, puisque cet échec est indépendant de son action.
Cette position paradoxale à propos de l’hétérogénéité des classes et cette externalisation de la différence qui pose problème, nous[4]Nous, Vincent Dupriez (GIRSEF) et moi-même (Cgé), dans les conclusions de cette recherche. en proposons une interprétation commune : la difficulté pour l’acteur scolaire d’assumer sa fonction sociopolitique. Il n’est d’ailleurs pas le seul. L’école de la réussite est présentée comme une question d’ordre pédagogique, non comme un projet politique, comme un problème pédagogique et non pas comme un défi citoyen.
L’acteur scolaire est pris entre le marteau et l’enclume, entre une commande sociale de réussite de tous extrêmement forte et légitime et une réalité sociale fortement inégalitaire et tendant à se reproduire comme telle. Pour survivre, on pourrait dire que l’acteur scolaire bénéficie d’un refoulement de ce qui pourrait concourir à son indignité professionnelle, à ce qui est contraire à son identité professionnelle valorisée. Les enfants qu’il ne peut faire réussir ne sont pas ceux qui doivent échouer pour valoriser la réussite des autres (espace social de compétition), ils ne sont pas ceux que l’origine sociale prédispose à être les victimes d’une domination sociale qui s’exprime à l’école aussi, mais ils sont des enfants à qui il manque quelque chose et pour lesquels l’enseignant ne peut rien. Pour l’enseignant, il est nécessaire que la différence qu’il ne veut/peut reconnaître inégalité sociale, que cette inégalité préexiste à son action, qu’elle ne se construise pas dans le quotidien de la classe.
De la même manière, c’est à l’insu de son plein gré qu’il participe à la constitution d’écoles de niveaux tout en valorisant l’hétérogénéité des classes. C’est à nouveau la domination sociale à l’œuvre dans sa pratique professionnelle qu’il ne peut/veut pas voir, car trop douloureuse en termes d’identité professionnelle. L’enseignant se veut acteur pédagogique, car s’il s’acceptait acteur politique, l’indignité de sa profession serait incompatible avec son idéal démocratique.
Notes de bas de page
↑1 | Cette question est une des questions de départ d’une recherche menée à l’initiative du Ministre de l’Enfance en 2003 par CGé et le GIRSEF. |
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↑2 | Et comment ne les ignoreraient-ils pas puisqu’elles n’existent pas en Communauté Française et qu’aucune formation ne prend en compte la fonction reproductrice de l’école. |
↑3 | À nouveau, comment s’en étonner puisque ni la recherche, ni la formation, en Communauté Française, ne vont dans ce sens. |
↑4 | Nous, Vincent Dupriez (GIRSEF) et moi-même (Cgé), dans les conclusions de cette recherche. |