Les réformes se suivent sans que l’on sache très bien ce que les précédentes ont eu comme effets, ni même comment et à quel point elles ont été mises en application.
Ces dernières années en Communauté française, les réformes concernant l’enseignement se succèdent à un rythme effréné, dans la suite du décret sur l’École de la réussite (1995) et du décret Missions (1997). Pour ne parler que des plus connues, citons entre autres les réformes de la formation continue, de la formation des directions, de l’inspection, du 1e degré, des inscriptions, du financement des établissements, du qualifiant. Ces réformes sont le plus souvent présentées comme des remèdes aux deux maux majeurs de notre enseignement : des acquis scolaires trop faibles pour une forte proportion d’élèves et marqués par de fortes inégalités sociales. Dans le même temps, la mode est sans conteste aux évaluations : évaluations externes, CEB commun, comparaisons internationales, TESS, etc. Bizarrement, cet engouement pour l’évaluation porte surtout sur les acquis des élèves et très peu sur les réformes engagées.
Contrairement à la Communauté française, plusieurs pays occidentaux ont pris la peine de mettre en place des évaluations rigoureuses et systématiques de certaines politiques scolaires. Le Québec vient par exemple d’achever l’évaluation d’une stratégie de promotion de la réussite auprès des élèves défavorisés.[1]Voir www.gres-umontreal.ca/pg/siaa/siaa-rapports_sommaire-synthese.html. Sur une période de cinq ans, un financement supplémentaire de 150 millions de dollars a été alloué aux écoles de la province accueillant les élèves les plus défavorisés, afin de favoriser la réussite de ces élèves. Une démarche, comprenant notamment un bilan de situation et une planification, était proposée aux écoles, qui restaient libres de décider comment utiliser ces ressources additionnelles. Durant la même période, une équipe interuniversitaire a été chargée de l’évaluation de cette politique. Les résultats, rendus publics en septembre, ne montrent aucune réduction de l’échec ou du décrochage scolaire… Jamais en Communauté française, des moyens supplémentaires de cette ampleur n’ont été alloués aux écoles défavorisées. Cependant, cette politique ambitieuse n’a pas amélioré la réussite des élèves !
Comme les chercheurs ont également suivi la mise en œuvre de cette politique, ils ont cherché à comprendre ce qui pouvait expliquer les résultats observés. Voici les principaux constats qu’ils pointent. Les objectifs initiaux de la stratégie étaient vagues et très nombreux. La stratégie a été lancée sans beaucoup de préparation. Par conséquent, beaucoup d’écoles ont mis longtemps à comprendre la démarche proposée et ses objectifs. Un accompagnement et un soutien adéquat ont fait défaut dans nombre d’écoles. L’instabilité des équipes qu’entraine la rotation des personnes dans certains établissements rend difficile le suivi de la stratégie. Au final, la mise en œuvre de la stratégie est très inégale entre les écoles et est liée entre autres à l’implication et l’expertise des cadres « intermédiaires » (directions, conseillers, inspecteurs, etc.).
Plus une école a mis en œuvre la stratégie, plus son climat éducatif s’est amélioré (réduction des violences et des problèmes de discipline, meilleure collaboration école-famille). Dans les écoles qui se sont mobilisées, les actions entreprises portent surtout sur l’augmentation de l’encadrement, les activités parascolaires et l’aménagement du cadre de vie. Il a été très peu question de pédagogie lors des concertations au sein de ces écoles et la plupart des enseignants n’ont pas modifié leurs pratiques de classe (il n’est donc peut-être pas tellement étonnant que la réussite des élèves n’ait pas évolué). Au terme de leur analyse, les chercheurs ne remettent pas tant en cause la politique choisie elle-même que la manière dont elle a été planifiée, diffusée, organisée et accompagnée.
Les constats dressés par les chercheurs québécois rejoignent ceux de nombreuses équipes qui ont participé à des évaluations de réformes ou d’innovations scolaires, et sans doute l’expérience concrète de nombreux acteurs en Communauté française. Deux conclusions nous paraissent particulièrement importantes :
• les conditions de mise en œuvre d’une politique sont au moins aussi importantes que le contenu de cette politique. Parmi ces conditions, citons notamment l’adhésion des acteurs, la clarté des objectifs et leur communication, la cohérence entre différentes politiques, la stabilité des équipes, l’accompagnement et le soutien, ainsi que la régulation du processus pour permettre des ajustements en cours de route ;
• les réformes structurelles n’ont le plus souvent qu’un impact marginal sur les pratiques de classe, et partant sur les apprentissages des élèves.
Ce dernier point se retrouve dans la synthèse, dressée récemment par un chercheur australien, de centaines d’études concernant les facteurs liés aux acquis scolaires des élèves.[2]J. HATTIE, Visible Learning. A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement, Routledge, 2009. Cet auteur note que les facteurs structurels (financement, nombre d’élèves par classe, durée de la formation initiale des enseignants…) ne sont que faiblement liés aux apprentissages des élèves. Ce chercheur constate par contre que les pratiques d’enseignement sont parmi les facteurs les plus fortement associés aux apprentissages des élèves. Soulignons que le redoublement et le changement d’école, dont on connait l’ampleur en Communauté française, figurent parmi les rares effets négatifs observés ! On sait par ailleurs que toute différenciation introduite dans le parcours scolaire (filières, classes de niveau, enseignement spécialisé, etc.) tend à accroitre les inégalités sociales entre élèves.
Au regard de ces résultats, que peut-on vraiment attendre des réformes récentes décidées en Communauté française (par exemple, le financement différencié) comme améliorations pour les élèves ? S’attaque-t-on aux bonnes priorités en se focalisant autant sur des réformes structurelles (par exemple, le 1e degré différencié) ? Consacre-t-on le temps et l’énergie des directions et des enseignants, ainsi que les ressources des contribuables, aux questions les plus pertinentes ? Ne serait-il pas urgent d’exiger une évaluation rigoureuse des politiques engagées avant d’en initier de nouvelles ? Peut-on laisser l’avenir de notre enseignement aux bonnes intentions et aux injonctions idéologiques ? S’intéresser sérieusement à l’évaluation des politiques scolaires, c’est aussi interroger la définition de leurs objectifs et la cohérence entre différentes réformes. C’est également s’interroger sur ce qui va être fait pour que la réforme envisagée puisse être mise en œuvre dans des conditions favorables, sur son suivi, et sur les conséquences encourues si les lois ne sont pas respectées. Vouloir faire mieux et autrement sans être attentifs au contexte et aux pratiques organisationnelles qui favorisent le statuquo semble peu productif.
Si l’objectif d’une réforme touche aux apprentissages des élèves, transformer les pratiques de classe est clairement un enjeu central et incontournable. Il est donc crucial de mieux comprendre comment les facteurs structurels affectent les pratiques de classe. De plus, peut-être serait-il judicieux de passer plus de temps à débattre des pratiques d’enseignement et de leurs effets sur les élèves, la plus grande source scolaire d’inégalité entre élèves étant l’enseignant qui leur est attribué. Juger de la pertinence d’une proposition de réforme pourrait notamment être de se demander en quoi (et à quelles conditions) celle-ci a des chances d’affecter les pratiques de classe en vue d’améliorer les apprentissages des élèves. Voilà qui soulève des questions autrement plus complexes et sensibles que de savoir à qui vont aller quelques miettes de financement. Mais voilà qui est sans doute plus enthousiasmant et prometteur que l’accumulation des réformes actuelles.