Radicalisation : quoi de neuf ?

La psychologie du terrorisme a suscité un intérêt accru quand les recherches ont commencé à prendre de l’ampleur, au début des années 1970, en réaction au terrorisme de la Fraction armée rouge. Bien avant le djihadisme donc.

Les recherches portaient sur les attitudes, les croyances et les circonstances pouvant mener des individus à la violence ; le phénomène n’était alors pas connu sous le nom de radicalisation. Un consensus s’est progressivement dégagé sur le fait qu’il n’existe pas de profil terroriste, que le passage à la violence implique souvent des interactions de groupe autant que des choix individuels, et qu’il s’agit d’un processus graduel plutôt que d’une conversion soudaine. Il était généralement admis que le terroriste typique ne souffrait pas de troubles psychologiques.

Le profil terroriste

Les chercheurs discutaient de l’identité, des pressions exercées vers plus de conformité et de cohésion du groupe, notamment quand les groupes passaient à la clandestinité, et la tendance à prendre des décisions plus audacieuses lorsqu’on est en groupe. Ils s’accordaient à dire que tous les motifs de violence n’étaient pas politiques ou idéologiques, et se référaient à une recherche d’aventure, de sens et d’appartenance, ainsi qu’aux coïncidences et aux hasards de la vie.
Irving Janis a démontré à quel point les obstacles au passage à la violence sont surmontés par des processus tels que la justification fondée sur des sentiments d’injustice. McCauley élabora l’idée de deux pyramides, une de croyance et une d’action. C’est-à-dire qu’un individu peut avoir des croyances radicales sans se tourner vers des actes de violence, ou au contraire des terroristes peuvent ne pas avoir de convictions politiques extrêmes.
Les chercheurs affirmaient que les individus qui se tournaient vers le terrorisme n’étaient pas nécessairement les plus désavantagés de la société. On constatait aussi une prépondérance des hommes, les femmes étant l’exception, surtout dans des positions de commandement. Les travaux notaient également que de nombreuses idéologies différentes pouvaient inspirer la violence ; aucune idéologie n’était associée à ce que l’on appelle aujourd’hui radicalisation. On trouvait également des études sur les effets de contagion transnationale, ainsi que de la radicalisation en prison. Les organisations terroristes étaient comparées à des bandes de jeunes criminels et à des sectes religieuses.

Ce qui change ou pas avec la radicalisation

Ces idées sont-elles dépassées ? Quels sont les développements qui semblent neufs dans le phénomène que nous appelons désormais radicalisation ?
Une première observation importante concerne l’agrandissement du champ d’action du phénomène que nous tentons d’expliquer. Nos préoccupations s’étendent aux individus partant à l’étranger pour participer à des guerres civiles, aussi bien qu’à ceux qui commettent des actes terroristes. Le phénomène des combattants étrangers n’est certes pas neuf, mais il a pris une ampleur extraordinaire depuis la guerre d’Afghanistan, dans les années 1980. Nous sommes également préoccupés par la probabilité que des combattants étrangers expérimentés et meurtriers reviennent au pays, ou que ceux qui espéraient combattre dans des guerres civiles vont se tourner vers le terrorisme local si leurs tentatives de voyage sont bloquées ou si l’occasion en disparait, à la suite d’une défaite de l’EI.
Ces préoccupations n’étaient pas apparentes, au cours des décennies passées, bien que des Allemands de l’Ouest, des Japonais et d’autres gauchistes aient rejoint des Palestiniens à l’entrainement et au combat au Moyen-Orient.
D’autres développements concernent la nature de la violence dans laquelle les individus se radicalisent, par exemple, l’utilisation ou la prédominance des attaques suicides.
Un autre aspect concerne les attaques contre des cibles civiles, visant à causer un grand nombre de victimes. Ces deux types de terrorisme sont-ils plus fréquents que par le passé ? Peut-on dire que les atrocités de l’EI, en Syrie, ont fasciné des individus dans d’autres pays et causé leur radicalisation ?
Un changement possible pourrait être que les individus semblent souvent agir en dehors de tout soutien émotionnel et moral d’un groupe. Auparavant, beaucoup de groupes étaient issus de mouvements sociaux pour former une frange extrémiste des mouvements de protestation. Aujourd’hui, un nombre indéterminé d’individus, les fameux loups solitaires semblent être directement passés à l’action violente, sans transition par des étapes de mobilisation et d’expérience collective intense.
On signale un plus grand nombre d’individus présentant un historique de maladie mentale. Il est aussi possible que plus de femmes soient impliquées et que les recrues soient plus jeunes qu’auparavant, mais ces faits ne sont pas établis.
Dans certains cas, le processus de radicalisation semble être très rapide. Certains individus sont décrits comme ayant changé très rapidement, presque d’un jour à l’autre. Leurs amis et leur famille sont souvent surpris et choqués, ou en tout cas se présentent comme tels. Ces individus semblent répondre à des appels impersonnels, via internet et plus particulièrement par des réseaux sociaux. Leur décision ne semble pas fondée sur des interactions interpersonnelles ou des affiliations bien ancrées ou de longues durées. Ils semblent s’engager dans un système de croyances, sans préparation ni endoctrinement extensif. Ils semblent particulièrement sensibles à la puissance des images.
La radicalisation semble intervenir plus fréquemment, non pas au sein de groupes privilégiés tels que les étudiants de niveau universitaire lors de la période du terrorisme de gauche des années 60, 70 et 80, mais plutôt chez des membres relativement démunis et mal intégrés de la société, surtout dans un environnement prospère. Dans les sociétés occidentales, l’extrémisme violent, comme on l’appelle maintenant, est lié à l’assimilation de minorités, à l’immigration, et à la marginalisation communautaire.

Que savons-nous vraiment ?

Des recherches objectives pourraient apporter des réponses à beaucoup de ces questions empiriques. Mais certains faits — et peut-être même beaucoup — sont insaisissables, il nous faut être prudents lors de l’examen de ce que nous supposons être des éléments neufs.
Mes recherches sur les attaques et complots djihadistes aux États-Unis depuis 1993 tendent à montrer que les loups solitaires sont en fait plutôt rares. Il est possible qu’il y ait plus de direction et plus de contacts personnels qu’on ne le pense généralement, car l’attention se focalise sur internet et les réseaux sociaux. Certains complots ou attaques, qui semblaient organisés individuellement, étaient en fait déclenchés, guidés ou encadrés par des organisateurs extérieurs. Le contact interpersonnel ou avec le groupe compte toujours, et pas seulement la communication virtuelle. Les réseaux d’amitié et d’affinité sont toujours importants. Il faut noter que l’attention portée à la radicalisation tend à se concentrer sur les fantassins et les recrues inexpérimentées, et moins sur les combattants aguerris et les maitres à penser. Les chercheurs et autres experts, ainsi que le grand public et les médias d’information s’intéressent surtout à la radicalisation des citoyens de sociétés qui ne sont pas déchirées par la guerre civile. L’attention se porte sur la façon dont le changement s’opère dans des cadres pacifiques, tels que la Belgique, la France, l’Australie ou la Thaïlande. La radicalisation des jeunes en Syrie et en Irak peut avoir été négligée du fait de leur localisation et du manque d’information.

Quels pourraient être les moteurs de changement ?

La discussion se concentre principalement sur deux mutations déterminatrices du changement : l’idéologie du djihadisme salafiste qui sous-tend Al Qaïda et l’EI, et l’impact des réseaux sociaux. Trouverons-nous quelque chose dans l’ensemble des croyances, des valeurs et des idées qui se trouvent au coeur du djihadisme ? S’agit-il de la manière dont l’information est transmise, à la fois tous azimuts et très personnellement, voire camouflée, via les réseaux sociaux d’un monde globalisé ? S’agit-il à la fois de l’idéologie et de la façon dont elle est communiquée ?
D’autre part, le débat sur le rôle de l’idéologie et de la religion pose des questions qui nous ramènent à l’idée de ce qui est nouveau. Peut-être la radicalisation n’est-elle pas neuve, et peut-être ne devons-nous pas chercher de nouvelles explications à l’extrémisme violent. Certains chercheurs pensent que l’idéologie et les idées n’ont pas grand-chose à voir avec la violence terroriste actuelle. Ils se tournent vers des considérations matérielles et une frustration socioéconomique, ainsi que l’esprit rebelle typique des jeunes, et leur recherche de l’aventure. Parfois ils évoquent la cupidité comme motif pour rejoindre le califat — le désir de vivre dans une villa, en Syrie, plutôt que dans un minuscule appartement, à Bruxelles. D’autres pensent qu’il n’y a guère de différence entre le djihadisme et des idéologies antérieures telles que le socialisme ou le nationalisme révolutionnaire. Le djihadisme est simplement une variation contemporaine du rejet de la société traditionnelle par de jeunes rebelles. Après tout, des chercheurs se sont auparavant demandé comment des gauchistes présumés démocrates pouvaient en venir à utiliser la violence contre leurs propres gouvernements démocratiques. L’énigme était que la violence pouvait être utilisée contre des gouvernements permettant l’alternance et la libre expression des idées — tout à fait comme aujourd’hui.
Gilles Kepel fait référence à la radicalisation de l’islam, alors que Olivier Roy se réfère à l’islamisation de la radicalité. En fait, Kepel pense qu’il y a quelque chose de tout à fait neuf, un conflit de valeurs causé par une version particulière de l’islam, tandis que Roy voit dans la tendance extrémiste actuelle une prolongation du passé, le nihilisme en recherche d’un alibi.

En conclusion

Il convient d’établir un diagnostic correct si on veut prescrire un remède efficace.
Si l’idéologie constitue le problème, il convient de voir si les agences qui tentent de déradicaliser les candidats ou de dissuader les engagés doivent tenter de convaincre les djihadistes violents (potentiels ou réels) que leurs idées sont fausses et doivent être abandonnées ou, éventuellement, qu’ils peuvent maintenir leurs objectifs, mais sans user de la violence pour les réaliser.
Si on détermine qu’il existe des causes socioéconomiques structurelles à la sensibilité face à une idéologie extrémiste, alors la réponse réside dans des réformes impliquant l’assimilation et l’intégration des minorités, l’établissement d’un esprit de communauté, le développement d’une confiance dans les autorités et les politiques gouvernementales, la tolérance sociétale et
l’esprit d’inclusion.
Si le problème réside dans les réseaux sociaux, il nous faut une coopération public/privé, et de tels contrôles soulèvent de sérieuses questions dans le domaine de la liberté d’expression.
Si nous sommes confrontés à une simple rébellion de jeunes, il convient de ne pas prendre la radicalisation trop au sérieux. Et on pourrait penser que l’effondrement du projet de califat de l’EI va éliminer son attrait, et que peut-être une nouvelle cause va apparaitre, qui pourrait canaliser cette énergie juvénile.
Les réponses à apporter à un problème aussi complexe impliquent à coup sûr une combinaison de toutes ces mesures. Un ultime commentaire : nous ne devons pas seulement proposer des mesures applicables, mais aussi être prêts à en évaluer les résultats.

Martha Crenshaw est professeur émérite au centre pour la sécurité internationale et la coopération et l’institut Freeman Spogli de l’université de Stanford (États-Unis).