Nos autorités éducatives et beaucoup de nos politiques, s’intéressant à l’enseignement technique et professionnel, souhaitent rapprocher l’école de l’entreprise. Nous pensons que les voies empruntées pour ce rapprochement ne sont pas les meilleures.
Pour répondre à l’inadéquation de la formation professionnelle avec les besoins de l’entreprise, les autorités éducatives ont eu l’idée de baser l’enseignement sur des profils de formation, eux-mêmes directement inspirés des profils professionnels (des référentiels d’emploi), descriptifs des tâches que le travailleur occupant un poste de travail doit accomplir. Le profil de formation est la déclinaison en sous-tâches de la compétence finale. La formation professionnelle consiste donc à faire acquérir les « compétences » partielles, qui, s’accumulant, assurent la maitrise du métier. Celle-ci trouve son point d’orgue dans les épreuves d’évaluation, petite simulation des activités du métier dont la réussite prouve la capacité de l’élève à occuper le poste de travail.
C’est sur base de cette conception d’une formation professionnelle linéaire et cumulative, qu’a été pensée la réforme de la CPU, qui organise en modules l’acquisition des compétences professionnelles[1]F. Tilman , « Pour une formation professionnelle émancipatrice », Le Grain, 2011, disponible sur http://goo.gl/F5jeNw .
Cette manière de penser la formation professionnelle qui parait séduisante et basée sur le bon sens, n’est pourtant pas adéquate. Pourquoi ?
Tout d’abord, parce qu’une formation professionnelle ne peut jamais être en parfaite adéquation avec la réalité du travail. D’une entreprise à l’autre, pour des emplois similaires, les opérations à réaliser ne sont pas identiques. Les entreprises le savent bien, elles qui pratiquent depuis toujours une formation professionnelle adaptative à la spécificité de leur organisation du travail et au processus de production qui leur est propre.
Le fait que la majorité des jeunes sortis de l’enseignement qualifiant n’exercent pas le métier pour lequel ils ont été formés remet également en question cette vision. À quoi cela sert-il de donner une formation pointue pour une profession qui ne sera pas pratiquée ? Ne devrait-on pas se demander si, à travers l’apprentissage d’un métier existant, l’enjeu de la formation professionnelle n’est pas aussi de donner des compétences « généralistes » et transférables et de laisser à l’entreprise la formation plus spécialisée ?
Cette conviction se renforce encore quand on sait que le jeune travailleur qui débute sa carrière professionnelle devra changer de métier un certain nombre de fois durant sa vie active, soit parce qu’au sein même de sa branche, l’évolution technologique transforme le métier, soit parce qu’il est obligé de se réorienter et de se reconvertir dans d’autres fonctions ou d’autres secteurs. Alors, formation instrumentale et adaptative à un poste de travail ou formation professionnelle généraliste ?
Une formation professionnelle véritable devrait certes former aux principaux savoir-faire manuels, habiletés, tours de main et autre dextérité d’un métier (y compris l’usage et la conduite des machines), mais devrait également viser l’appropriation du savoir de l’action. Ce savoir exige des connaissances diversifiées typiques de chaque métier, mais aussi des compétences cognitives diverses qui ont une dimension transversale. Elles peuvent donc être apprises à partir de réalités concrètes issues d’un métier, mais ne nécessitent pas l’apprentissage de toutes les tâches pointues de ce métier. De par leur caractère « méta », elles peuvent être l’objet d’un transfert à diverses réalités professionnelles. Cette capacité de transférer est aujourd’hui une compétence fondamentale dans une préparation à la vie active future et doit faire l’objet d’un enseignement spécifique.
Illustrons ces affirmations par deux exemples. Prenons d’abord le cas d’une employée polyvalente. Celle-ci sera amenée à devoir contrôler et éventuellement compléter des documents reçus afin d’assurer un suivi efficace. Cela suppose de connaitre les documents propres à l’entreprise ou à l’organisation. Ce savoir est spécifique à chaque entreprise et doit être appris en son sein. La compétence méta, relative à la gestion des documents, est la capacité générale de lire et de comprendre les consignes, de pouvoir effectuer des recherches et des démarches documentaires ainsi que de pouvoir schématiser un processus de production. Cette compétence se retrouve dans des tâches liées à bien d’autres métiers, comme celui de magasinier, d’agent d’accueil ou de bibliothécaire, par exemple.
De même, un conducteur de machine d’impression sera amené à faire de nombreux réglages. Cette posture professionnelle peut être acquise à partir d’une machine offset donnée, mais renvoie à une posture procédurale plus générale qui peut être apprise à travers la mise au point de beaucoup de machines.
Ma conception de la formation professionnelle prend appui sur des métiers réels et existants, mais prend ses distances par rapport à une préparation à des gestes professionnels trop précis. Elle poursuit plutôt le développement de l’intelligence du métier qui, pour chaque métier en particulier, fait appel à des compétences plus générales, transférables.
En poursuivant cette formation plus ambitieuse et plus généraliste, le niveau de qualification sera plus élevé et la capacité d’adaptation, ainsi que le recyclage, seront plus aisés.
Faire aimer l’entreprise. Voilà le nouvel objectif que s’assignent les autorités éducatives. Mais avant cela, il faut faire aimer le travail manuel. Les responsables de l’enseignement ont intégré le constat que les filières technique et professionnelle étaient alimentées sur base de l’échec, par relégation. Ce mécanisme n’est bon ni pour le jeune qui s’engage dans la carrière professionnelle sans motivation ni pour les enseignants obligés d’enseigner un métier à des jeunes dont ce n’est pas vraiment le choix, ni même, indirectement, pour les entreprises qui doivent engager des candidats peu ou mal qualifiés, qui ne valorisent pas fort leur métier quand ce n’est pas le travail lui-même. Il faut donc qu’à tout prix, le choix de la filière qualifiante soit le résultat d’une « orientation positive ».
Le discours est tenu depuis des années sans grands résultats. Pour les décideurs, il faut maintenant que les choses changent. Ils préconisent la politique de lutte contre l’échec scolaire à travers une pratique intensive de la remédiation. Si celle-ci est menée avec succès, ce n’est plus l’inaptitude à suivre une filière générale qui dicterait l’entrée en technique ou professionnel (ou encore dans l’alternance), mais ce pourrait être le désir du jeune lui-même. Voilà créée la véritable opportunité de vivre l’orientation positive. Encore faut-il la susciter chez le jeune.
En effet, l’enseignement technique et professionnel ne souffre-t-il pas d’un préjugé tenace alimenté par un rejet de l’activité manuelle et de fabrication, au profit de l’activité intellectuelle, plus propre, plus noble, caractéristique de l’enseignement général ? Il est donc de la première importance de permettre à beaucoup d’enfants, dès l’école primaire, de découvrir qu’ils possèdent une « intelligence de la main » ou encore une « compétence de la main » et que donc, en choisissant l’enseignement qualifiant, ils vont pouvoir épanouir cette dimension constitutive de leur personnalité.
On nage ici en pleine confusion. L’intelligence de la main n’existe pas. Il n’y a qu’une seule intelligence (la capacité de résoudre efficacement des problèmes) qui peut s’exercer sur des « objets » différents, dont certains peuvent être des problèmes techniques et d’autres, par exemple, une traduction d’un auteur latin.
Cependant, il est exact que la dextérité (qui n’est pas une intelligence) n’est pas distribuée de la même façon entre toutes les personnes. Pour la dextérité, comme pour toutes les aptitudes, chaque individu est plus ou moins doué. Il en est de même de l’intérêt pour la réalisation matérielle, certains étant portés plus que d’autres à « réaliser des choses matérielles ». Et ces dispositions sont réparties d’égale façon dans toutes les classes sociales.
Mais concrètement, choisit-on un métier ou un futur emploi en fonction de ses habiletés manuelles ou de son goût pour la fabrication technique ou, d’une manière générale, en fonction de telle ou telle disposition « naturelle » ? Ce n’est pas ce que montrent l’observation et les recherches sur le terrain. Mises à part quelques personnes qui ont, très jeunes, la vocation, le choix du métier et, partant, le choix des filières est le résultat d’une lecture et d’une interprétation de différentes variables sociales, dont la réussite dans les études, le contexte familial, les conseils des enseignants et autres encadrants, l’ambition (ou non) personnelle ou familiale, les perspectives de statut, de rémunérations et de conditions de travail des emplois, etc. Les aspirations professionnelles sont donc le résultat d’une construction sociale et pas l’expression de caractéristiques personnelles intrinsèques libérées.
Et ce n’est pas un travail sur la maturation vocationnelle ni les visites d’entreprise, dès l’école primaire, qui vont changer la donne. Les choix professionnels ne sont jamais décidés dans l’enfance. Deux exceptions, il est vrai. La vocation qui habite parfois de très jeunes enfants. Des choix intériorisés suite à une très forte pression familiale pour que le rejeton réalise les vues que l’entourage projette sur lui.
Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas, dès l’école primaire, découvrir et comprendre l’entreprise. Mais il s’agit là d’une découverte du milieu au même titre que la connaissance et la compréhension des transports publics ou du service de santé. Cette démarche vise une approche compréhensive de son environnement, mais n’est pas un moyen de préparer au choix d’un métier.
De même, l’éducation technologique est indispensable dès l’école primaire et à fortiori, dans le tronc commun du secondaire. Parmi ses objectifs, la formation du concepteur efficace[2]F. Tilman, « Quelle éducation technologique pour le tronc commun ? », La Revue Nouvelle, avril,-mai, 2014, p.76-81, disponible sur http://goo.gl/BCuxRA.. Ce dernier est un individu capable de concevoir et de porter un projet technique, d’imaginer et de réaliser des instruments techniques. Il s’agit de comprendre la technique en étant soi-même un fabricant de machines.
Dans un cadre scolaire, les objets techniques à réaliser ne peuvent être que modestes. Mais les réalisations seront de vraies machines même si elles s’apparentent à des modèles réduits, comme des programmes de pilotage de miniautomates, des clignotants pour vélo, le lancement d’une fusée, un système de freinage pour une planche à roulettes, etc.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’artisanat au sens strict, concevoir et réaliser des machines est l’occasion de se coltiner avec le travail manuel et avec les exigences de savoir-faire que la fabrication matérielle rigoureuse exige. Je pense que l’activité du concepteur efficace réalisant sa machine, et d’une manière plus générale, la conduite de projets matériels qui peuvent être menés dans d’autres cours, sont l’occasion de pratiquer le travail manuel, mais sont aussi l’occasion de réfléchir, tant sur son sens que sur son organisation. Ici encore, il est possible de transférer ces découvertes liées aux projets matériels réalisés à l’école, aux activités productives économiques en général et ainsi sensibiliser le jeune à l’expérience sociale du travail manuel (processus de production, division du travail, hiérarchie…).
Tous les élèves, s’étant frottés avec la pensée technologique et avec la fabrication matérielle, mais aussi avec le développement intellectuel que les réalisations techniques permettent, seraient, il me semble, un peu plus en mesure de choisir un métier en connaissance de cause, rendant peut être possible une vraie orientation positive et un rapport lucide avec l’entreprise dans une projection de soi dans le futur ?
Notes de bas de page
↑1 | F. Tilman , « Pour une formation professionnelle émancipatrice », Le Grain, 2011, disponible sur http://goo.gl/F5jeNw |
---|---|
↑2 | F. Tilman, « Quelle éducation technologique pour le tronc commun ? », La Revue Nouvelle, avril,-mai, 2014, p.76-81, disponible sur http://goo.gl/BCuxRA. |