Avoir le courage. Reprendre ce qui a foiré, ce qui coince. Ne pas avoir honte, nous extraire de la culpabilité de n’avoir pas… Douter, douter encore, sans nous reprocher, sans éprouver même l’amertume d’un j’aurais dû… Tirer des fils, parfois ils s’emmêlent jusqu’à faire des nœuds, parfois ils tissent des motifs délicats, parfois il en manque un, parfois il y en a trop. «,»Un instant de ratage, et tout vient.
Moi, comment j’ai vécu l’école, de quel milieu je viens, ce que l’école a signifié pour moi comme souffrance, mais aussi comme possibilité, comme dégagement, comme perspective. Moi et mes histoires scolaires, mes solitudes, mes doutes, mes échecs, mes périodes fastes et celles qui étaient de dérives, mes rêves et mes désillusions, mes rencontres avec tel ou tel enseignant, tantôt pour le pire, tantôt pour le meilleur, mes choix ou non-choix, mes déceptions, ce que l’école représentait pour mes parents ou ce qu’elle n’était pas, comment elle fut mon refuge ou celle que je voulais fuir. Moi dans les institutions de l’époque, ce que j’en ai fait, ce qu’elles m’ont fait…
Cette histoire-là, elle est passée, mais belle et bien présente dans chacun de nos actes. Nous sommes devenus celle ou celui qui enseigne, éduque, rêve de rendre possible un dégagement pour tous les élèves. Nous avons choisi d’enseigner à ceux qui n’ont pas les codes, en difficultés, souvent filles et fils d’émigrés, récents ou plus anciens, enfants marqués par la place qu’une société leur assigne. Vous me direz, dans ce qui foire, ce n’est pas notre passé le responsable, mais notre présent, nous qui doutons de nos compétences. Vous avez raison, mais pas à chaque fois. C’est notre idéal, la raison pour laquelle nous avons voulu faire ce métier, notre représentation d’un bon enseignant2, notre désir de transmettre un savoir, qui sont mis à l’épreuve dans la rencontre éducative. Et cela peut coincer. « Je veux faire bien », nous nous appliquons, suivons les consignes, préparons pour calmer nos doutes, sommes assez contents de nous, rassurés, et patatras ça ne fonctionne pas comme prévu. Désillusion, blessure narcissique même, nous tombons de haut. Et là, deux solutions alternatives se présentent, les plus faciles : ou cette débâcle, nous en rendons responsables les élèves, ou nous la retournons contre nous, elle est la preuve de nos carences, en didactique, en gestion de classe… Nous leur en voulons, nous nous en voulons.
Impasses et simplifications. Nous le savons, cela tourne néanmoins dans notre tête. Nous avons pris du temps pour préparer, et nous ne pouvons pas nous empêcher d’attendre que ce temps pris, ce soin apporté, soient bien accueillis, que nous soyons récompensés de nos efforts. Le piège, souvent. Nous en sommes conscients. Le moins pire, c’est effectivement prévoir…, préparer, et ne rien attendre, être seulement curieux de ce que cela donne. Investir, et laisser la chose se dérouler autrement. Surtout comprendre nos projections une fois dans l’action : « J’avais fait pour eux, en pensant à eux, mais eux ne sont pas à la place que je leur avais dessinée. » C’est le choc à chaque fois. Eux, avec tout ce qu’ils supportent comme projections sociales, eux pour qui nous faisons tous ces efforts pour ne pas les regarder avec de tels stéréotypes, et nous n’évitons pas le piège de prévoir à leur place ce qui est leur bien, en espérant avoir visé juste. Alors ils déjouent, mettent à mal ce qui était pensé pour eux.
Partir de ce qui foire, c’est souvent reconnaitre qu’il importe de les laisser parler, de faire connaissance à travers eux de la manière dont ils pensent, vivent, se représentent, ce que les mots, leurs mots, veulent exprimer, creuser avec eux le sens qu’ils donnent, les arguments qu’ils avancent, puis leur donner peu à peu d’autres pistes, celles que nous avons choisies avant, que nous avons à disposition, mais que nous trions sur le moment, appuyés sur ce que nous venons de vivre ensemble, nous repérons ainsi les documents leur permettant éventuellement de remanier, préciser leur pensée, leur position, leur manière d’utiliser la langue. C’est à les écouter en premier, à apprendre d’eux que nous saisissons le chemin qu’eux et nous pouvons prendre. Grâce à ce moment de rencontre, nos suggestions ne tomberont peut-être pas à plat et ils sortiront de leurs aprioris, de leurs injures. Prendre le risque d’écouter leurs pensées, si loin des nôtres, qui nous font frémir, qualifiées parfois d’horreurs. Les écouter, ils nous en remercient. Ne pas cependant en rester là, ne pas les laisser là. Nous le savons, mais c’est si difficile. L’erreur n’est ni de leur côté ni du nôtre, une construction dont nous sommes tous partie prenante. Tenir le savoir, et faire rencontre.
En acceptant d’écrire ce qui s’est passé lorsque nous trébuchons, pataugeons, se dessine aussi en gros traits le contexte institutionnel qui trace les possibles et les impossibles. Pour sortir du face-à-face, eux et nous, un troisième terme entre en scène, nous le connaissons bien en pédagogie institutionnelle : le cadre, qui autorise, contraint, le cadre fiable permettant d’exister un parmi les autres. Le contexte institutionnel scolaire n’est cependant pas toujours ce qui tient, il est aussi ce qui défait. Nous pouvons être mis dans une situation qui, dès le départ, contient les éléments pour faire foirer, quelles que soient nos bonnes intentions, notre préparation, nos compétences. À enseigner à soixante élèves un après-midi, même à deux, les possibles existent, mais se restreignent. Nous arrêter. Dans quoi nous met-on ? Qu’est-ce que cela engendre pour eux, pour nous ? Comment déjouer les pièges d’une telle situation ? C’est une lutte pour que le social ne nous enferme pas dans une situation destructrice du devenir, et d’eux et de nous, en nous culpabilisant. Essayer de penser. Reprendre, jouer, faire confiance, inventer avec eux, s’autoriser.
Reste à considérer le principal, la didactique, notre manière de permettre d’apprendre. Nos outils d’enseignant, essentiels. Notre bagage, important. Nous nous tromperions cependant si nous mettions tout, de la réussite ou de l’échec, sur le dispositif didactique. D’ailleurs nous pouvons avoir la leçon parfaite et nous torpiller par un acte manqué. Quand cela arrive, que faisons-nous ? Nous en rions avec eux, expliquant ce que nous ressentons ? Nous leur offrons en partage ce ratage, notre déception, à eux qui en ont déjà tellement vécus ? Fuyons-nous ou en faisons-nous une occasion ? Tous nos outils ne nous protègent pas d’un tel évènement. Accepter d’y revenir, l’écrire, nous permet de ne pas céder sur notre joie d’être là, malgré tout, malgré que…
Parfois une répétition insiste. Dans notre écriture, un intime est suggéré, un inconscient nous agit, fait symptôme, qui ne peut pas se partager dans un groupe, juste s’entre-dire. Nos pièges psychiques exigent un lent travail, en solitaire ou avec un autre. Prendre ainsi le temps de fréquenter nos résistances, nos héritages, ce qui nous ligote, qui nous a servi si souvent et qui maintenant nous dessert. Quand ça foire, comme quand ça réussit, cet engagement sensible, ce je est présent. En prendre soin.
Un je insiste jusque dans la scène professionnelle, il fait la rencontre également d’un autre au singulier : cet adolescent-là, cet enfant-ci, qui fuit, résiste, déçoit, esquive, n’est pas là face à soi, qui ne veut rien, se protège, auquel nous ne comprenons pas grand-chose, que nous n’accrochons pas, qui semble avoir le don de nous rendre impuissants, ne nous faisant pas confiance. Que se passe-t-il ? L’école l’a-t-elle blessé au point que d’elle, et donc de nous, rien ne puisse être attendu ? Douloureuse non-rencontre. Car c’est bien de rencontre dont il s’agit, de cet instant qui déplace, esquissant un possible dans les impossibles, une ouverture dans toutes les fermetures. C’est douloureux de passer à côté, nous l’écrivons. Demeurer néanmoins attentifs quand une occasion se présente. Un mot venant de lui, un geste, un regard, qui nous traverse, nous émeut. Nous faisons un pas de côté, le surprenons : ce ne sont généralement pas les mots ou le geste d’un représentant de l’autorité. C’est même un geste, qui peut paraitre violent, mais qui a un pouvoir de reconnaissance, même s’il nous dérange venant de nous. Quelque chose se noue néanmoins. Nous ne pouvons pas le prévoir, le programmer, juste le ressentir, être suffisamment ouverts pour le ressentir.
Être sensible, c’est le socle de la pensée, important de le souligner. Penser part d’un substrat corporel. Trouver une solution n’est pas qu’affaire cognitive. Avec ce qui foire dans la relation à un autre, viennent les émotions, ces sentiments qui traversent, des mouvements intérieurs, qui attestent que nous ne sommes pas indifférents. Nous l’apprenons à chaque fois que nous trébuchons. L’écrire, trouver les mots, les métaphores, les jeux de mots, les neuf textes ici publiés s’y adonnent à cœur joie. Érire construit notre pensée sensible, appelle notre langage poétique, pour que le drame devienne comédie, que nous puissions en rire et non plus en pleurer, que ce qui nous a mangé comme énergie nous en redonne. C’était cela, ce n’était que cela. Dommage que cette pratique ne soit pas davantage accompagnée dans la formation des métiers de l’humain.
Une société avec ses lois, sa démocratie à améliorer, ses espoirs d’intégration, ses mécanismes d’exclusion. Une institution scolaire qui tient, ou tient mal, les problèmes d’aujourd’hui. Un métier qui évolue, nous avec notre présent et notre passé, nos espoirs et déceptions, elles et eux qui ont aussi un passé et un présent qui parfois cassent leurs rêves, leur désir. Un savoir à transmettre, des dispositifs, des manières de… Tous les fils ensemble, parfois d’une seule couleur, mais c’est rare, parfois complètement bariolés. Le raté peut devenir notre réussite, quand nous l’intégrons à une normalité nous incitant à penser. Sinon le corps risque de se crisper. Nécessité donc d’être humbles, faire avec le bagage déjà accumulé, en chercher de nouveaux, et demeurer attentifs. Pas simple, mais passionnant, vraiment.
2022-06-23 12:27:00