« C’est une école poubelle et de punis », résume une instit. « Une école de merde », dira publiquement un échevin. L’immense majorité des élèves sont issus de milieux populaires ; beaucoup d’entre eux viennent de familles qui ne parlent pas le français à la maison. On vous dirait bien que l’indice socioéconomique de l’école est bas (classe d’ISE 1), mais ce serait utiliser un terme qu’une partie de l’équipe éducative ignorait : « Ah, c’est si terrible ici ! »
En 2021-2022, une recherche-action a été menée à CGé autour des difficultés quotidiennes vécues dans cette école fondamentale, située au bas de la hiérarchie des établissements de son quartier. Taux de réussite, orientation vers le spécialisé, redoublement, climat, réputation… beaucoup d’indicateurs apparaissent dans le rouge, beaucoup est à mettre en chantier. L’équipe éducative, assez jeune et dynamique, a triplé de taille en quelques années. Elle est preneuse d’un partenariat, tout comme son pouvoir organisateur. Leur besoin : (re)créer la confiance, valoriser l’image de l’école, améliorer la communication avec les familles. « Ça nous touche comme sujet. »
« Une autre vision de l’accompagnement. »
Notre groupe embarque. C’est que le pilotage actuel du système scolaire nous questionne vis-à-vis de ce profil d’écoles. Comment rendre à leurs équipes du pouvoir quand les problèmes récurrents qui entravent leur travail se jouent à une échelle que rien, dans ce pilotage, ne permet pour l’instant d’engager ? Comment rendre à leurs équipes de la fierté quand on impose à certaines d’entre elles un audit externe et des objectifs, en privant leurs membres de la reconnaissance de leurs savoirs sur ce qu’ils vivent ? On embarque pour mettre à l’épreuve et puis en récit une autre vision de l’accompagnement, misant davantage sur l’intelligence collective de tous les acteurs impliqués. Une tentative.
Nous commandons des récits d’incidents à tous les membres de l’équipe éducative. Des écrits individuels qui ciblent une situation professionnelle difficile, impliquant de près ou de loin les familles d’élèves. On découvre par ce biais des histoires diverses, faites des violences familiales, de demandes d’objets à la maison qui n’arrivent pas en classe, des questions de langue ou de propreté, des situations de décrochage, des rendez-vous manqués ou des conversations difficiles… Plusieurs de ces récits sont choisis et analysés dans trois ateliers que nous animons, durant une première journée pédagogique : un atelier entre pairs, un autre où participe la direction, et un dernier incluant la coordination pédagogique du pouvoir organisateur. Cette démarche réflexive va pousser à explorer les contours du secret professionnel, les écarts entre la culture scolaire et les cultures familiales, mais aussi les modes de fonctionnement et de communication institués au sein de l’équipe.
De même rassemblons-nous des parents d’élèves, en dehors de l’école, avec le soutien d’associations du quartier. Avec l’appui d’animateurs et d’interprètes, nous explorons durant deux matinées les difficultés spécifiques des parents présents. Violences dans la cour, manque de propreté des toilettes, leurs incidents touchent surtout à des enjeux hors classe, quand il ne s’agit pas de règles et d’injonctions de l’école qui leur sont inconnues, sont mal comprises ou leur paraissent injustes. Rien sur le pédagogique… Pas un problème, pas le leur : « On fait confiance aux enseignants », diront les parents, ainsi qu’à l’école de devoirs qui assure en général — d’un œil plus critique — le suivi des apprentissages.
Cette étape en groupes séparés d’analyse prépare la suivante : la rencontre entre les parents et l’équipe éducative. Une deuxième journée pédagogique est organisée à cette fin avec notre aide et celle d’interprètes. L’anxiété de chacun y est palpable. C’est qu’il s’agit de présenter son récit, d’un côté puis de l’autre, de dire ce qui est difficile pour soi, ce qu’on ne comprend pas, ce qu’on aimerait mettre au travail ensemble. « Est-ce que vous comprenez qu’un voyage n’est pas une excuse valable pour l’école ? », « C’est difficile d’agir dans la cour parce qu’elle est partagée avec une autre école », « WhatsApp, c’est facile à utiliser pour vous ? », « Là, il y a eu un dysfonctionnement, c’est vrai », « Il ne faut pas avoir peur de nous, nous on a envie de communiquer, et on a peu l’occasion. » L’échange est apprécié des deux côtés et il aboutit à lister des pistes d’actions concrètes, utiles que chacun s’engage à travailler lors d’une troisième journée pédagogique, quelques semaines plus tard.
Cette dernière s’organisera finalement en trois chantiers de production autour des problèmes hors classe (WC, cour…), des réunions et moments d’accueil des parents, ainsi que du déploiement du conseil de participation de l’école. S’y engageront les participants des journées précédentes, dont le personnel accueillant et la concierge, ainsi que deux animateurs associatifs et deux agents PMS.
Durant ces journées pédagogiques, il a surtout été question de mettre des mots sur ses difficultés de parent ou d’enseignant, en découvrant avec l’aide du groupe, la force de son ressentiment et la limite de ses représentations de l’autre.
Pourquoi ce parent est-il toujours absent ? pourquoi ne semble-t-il pas répondre à ce que l’école exige de lui ? pourquoi refuse-t-il d’ouvrir les yeux ? Pourquoi ai-je l’impression d’avoir à lui faire comprendre des fonctionnements scolaires, voire des principes éducatifs élémentaires ? Est-ce juste que l’école me réclame ce papier ? Pourquoi les enseignants ne font-ils rien contre les violences dans la cour ? Si je dis ce qui ne va pas comme parent, est-ce que je ne risque pas des représailles ? Etc.
Le dispositif en groupes d’acteurs séparés s’est efforcé de jouer une fonction de soupape et de mettre au jour, autant que possible, les limites de ce qu’on savait de l’autre. Derrière les absences, les silences, les sentiments d’injustice ou les expériences de mépris, des frustrations, mais surtout des brèches à identifier et à ressaisir. En particulier, une méconnaissance des rapports au savoir des familles de milieux populaires d’un côté ; de l’autre, une méconnaissance de la culture de l’école. Un écart important qu’ont accentué la barrière de la langue française, la période covid, et les trop rares temps et espaces scolaires organisés pour se parler.
C’est la rencontre qui fera cependant la différence. Sans elle, la recherche du point de vue de l’autre serait restée purement hypothétique, et l’objectif d’amélioration des liens familles-école abstrait. Notre dispositif a surtout visé à préparer cette rencontre angoissante pour beaucoup de participants, à la faire éprouver et à faire surtout éprouver les conditions pour que cette rencontre puisse se vivre de façon moins insatisfaisante.
Parmi ces conditions, il y avait la volonté de solliciter différents acteurs portant à leur échelle la responsabilité du lien familles-école. Interprètes du Setis, animateurs associatifs, représentant du PO, secrétaire, direction, accueillants, enseignants, parents d’élèves… ces personnes se sont rencontrées, elles se sont familiarisées avec les visages, les rôles, les fonctionnements ou les besoins des uns et des autres. Ces liens n’allaient pas de soi, ils révélaient des incompréhensions ou désaccords. Notre rôle de tiers aura surtout eu le mérite de dégager du temps pour réunir ces acteurs dans un espace de travail commun. L’équipe éducative sait aujourd’hui qu’elle peut contacter le Setis pour traduire par exemple des documents à l’attention des parents, ou pour organiser une réunion multilingue. Elle sait aussi quelles exigences scolaires expliciter davantage aux parents pour éviter certains malentendus. Les parents mobilisés seront probablement les premiers à intégrer la nouvelle association de parents de l’école.
Une autre condition a été pour nous de soutenir le travail de formalisation de l’équipe éducative, soit de les encourager à dire ce qui a été fait et ce qu’ils voudraient faire, à inscrire (écrire) leurs actions dans des fonctionnements et une organisation commune qui les rendent pérennes. C’est que les incidents analysés en atelier révélaient des heurts relatifs à la circulation d’informations, au suivi d’activités, à l’absence de temps et lieux formels pour discuter… Un enjeu important pour l’école est de faire en sorte que les projets avec les parents comme avec d’autres enjeux ne tombent pas à l’eau, parce qu’ils reposent sur un suivi très individuel et volontariste. Notre dispositif s’est donc efforcé de collectiviser les problèmes, de les ouvrir à la culture professionnelle de l’équipe, et de les traiter à l’aide de moyens qui privilégient la mise par écrit, la concertation et le partage de responsabilités. Formaliser, c’est aussi donner l’occasion d’expliciter des fonctionnements et leurs pourquoi. Sans ce temps d’arrêt réflexif sur ce qu’est par exemple un conseil de participation, sur ses membres de droit ou encore sur ses objectifs, il aurait été difficile de concevoir que l’équipe éducative et des parents d’élèves puissent réellement comprendre cet espace, et s’en approprier ensemble les codes pour l’habiter si possible à l’avenir.
On peut pourtant réunir qui on veut, faciliter la communication, formaliser autant qu’on veut, cela ne changera rien si la valeur donnée aux échanges fait défaut au départ : si on ne voit pas sa valeur ajoutée en classe, à l’école de devoirs, ou à la maison ; si elle semble alourdir un quotidien fait d’urgences qu’on traiterait mieux tout seul ou en direct de personne à personne. Notre rôle a contribué à maintenir la croyance dans le fait qu’on a tous à gagner à prendre ce temps, qu’il peut nous soutenir quand on cherche à (re)créer la confiance, valoriser l’image de l’école, améliorer la communication avec les familles. L’enjeu persistera.