Les Conseils de classe, au sens de la Pédagogie institutionnelle, sont des lieux où il est possible de mettre à l’ordre du jour ce qui dérange, révolte, tient à cœur, suscite du désir. S’arrêter, comprendre ce qui se passe pour décider ensemble du mieux pour tous n’est-ce pas une façon de faire des sciences sociales ?
Pour l’évier de la classe, on veut un vrai robinet qui coule, pas une vis qui l’empêche de couler.
On en a marre qu’il n’y a pas de papier dans les toilettes parce que des élèves ont jeté un rouleau dedans.
C’est vrai que le règlement dit qu’on ne peut pas mettre nos posters aux murs ?
Il y a trop de choses cassées dans notre classe : la fenêtre, la porte, le tableau. On ne veut plus une classe d’handics. Le directeur, qu’est-ce qu’il fait pour l’école, avec tout son argent ?
Il y a des profs qui nous insultent et ça fait mal au cœur. Ils n’ont pas le droit.
Ce genre de sujets arrivait à l’ordre du jour des Conseils que j’ai mis en place dans les deux premières années du secondaire… Sujets dits scabreux. Quand des paroles ou actions des élèves sortaient de la classe, il était vite dit : « Tu laisses parler de ça ? Il faut couper court. Qu’ils se regardent d’abord. Pour qui ils se prennent dans cette classe ? »
Justement, moi, j’avais envie qu’ils se prennent pour quelqu’un, en main…
Il m’importait de ne pas escamoter ce genre de demande, de plainte, de sentiment et de questions, pour des raisons d’ordre professionnel, pédagogique, éthique, social.
Ces élèves, majoritairement des filles, connaissaient depuis leur jeune âge de l’insécurité matérielle, des regards négatifs sur leur personne, des humiliations en lien avec leur scolarité chaotique, leur logement, les dettes de leurs parents. Mes fréquentations dans le quartier, et elles-mêmes me l’apprenaient par petites ou grandes touches.
Premier motif pour moi d’être doublement attentive à ce qui venait en rajouter une couche à l’école, d’écouter leur parole même brute, même erronée, afin de travailler à en faire quelque chose qui soit autre que ce qu’elles ont déjà connu. J’ai voulu à travers tout reconnaitre ces jeunes comme sujets, ce qui signifie que je reconnais aussi les rapports sociaux de dominations qui ont fait leur histoire et les font parler, réagir comme ceci et pas comme cela, être sensible à telles et telles conditions, relations, positions.
Autre motif lié au premier : dans le décret Missions de l’enseignement, on parle d’émancipation. Ce serait seulement un grand mot s’il restait dans le seul discours ou ne se pensait qu’en fonction des résultats scolaires immédiats. S’émanciper de ce qui pèse et a pesé, de ce qui est injuste ne peut se faire que dans un vécu suffisamment fort et transformant.
Ce vécu peut commencer par le fait d’avoir prise sur les conditions de vie à l’école, sur ces lieux, sur un début de conscience des positions de chacun, histoire de ne pas se leurrer ou se laisser leurrer. Il est, en effet, possible d’être dans du faux pouvoir d’agir ensemble, même via des Conseils si par exemple, moi l’enseignante, j’arrange un peu les bidons pour calmer et faire taire. Et continuent ainsi les dominations symboliques. Ne pas faire de vague et noyer le poisson ! En fait le tuer symboliquement ! Par la leçon de morale aussi, comme seule réponse à des revendications… « Si déjà vous commenciez par ramasser les papiers dans la classe d’handics. Mais vous, vous parlez mal aussi aux enseignants. »
Conseils, responsabilités et autres institutions élaborées au fil des besoins communs, pourraient ne concerner que la classe, et en faire comme un jardin au pied d’une tour. Dès qu’on sort de ce vécu déjà précieux, on est confronté à l’organisation scolaire, à sa hiérarchie aux valeurs qui la sous-tendent ou dominent dans l’école. Alors de cela, ne rien traiter ? Et donc, ne pas apprendre comment fonctionnent les rapports sociaux par exemple.
Je n’ai pas de formation en sciences sociales, mais j’ai participé à beaucoup de luttes sociales, de quartier, d’usines, syndicales et sur ces terrains où les luttes s’accompagnent et/ou font office d’éducation populaire (appelée aujourd’hui éducation permanente), j’ai appris la pédagogie des opprimés[1]Revue N’Autre école, n° 12, printemps 2006. de Paolo Freire. Partir des mots porteurs pour les gens, lorsqu’il s’agit d’apprendre (à lire ou autre chose). Pour moi, cette pédagogie a été inséparable de ma façon de pratiquer la Pédagogie institutionnelle. C’est bien pour cela que j’ai toujours fait en sorte qu’avec les élèves (ou à d’autres moments, les collègues), on transforme les murs de lamentations ou les vécus humiliants en travail pour obtenir du changement. Et « à l’humiliation sociale produite collectivement ne peut répondre qu’un travail collectif de reconquête de la dignité[2]Jacques Cornet, « Pédagogie institutionnelle et exigence éthique : au nom de quelles valeurs », dans Désirs à prendre, Récits de Pédagogie institutionnelle, Couleurs Livres, 2010. ». Autre chose que de la parole crachée et de la victimisation sans fierté relevée.
Dans la première classe où j’ai instauré le Conseil, les élèves se sont plaintes de nombreux vols. Leur demande était que l’école rembourse cassettes et autres objets disparus.
J’ai proposé de voir comment savoir à qui demander ce qu’il en est de l’argent de l’école.
Nous avons fait la liste des différents acteurs et les avons placés selon des caractéristiques rassemblées (âge, responsabilités, pouvoirs, salaires). Cela donnait un organigramme. Je passe ici sur le chemin pris pour que l’économe vienne en classe avec des comptes, explique d’où vient l’argent, ce qu’on peut en faire, qui en décide… pour m’arrêter à ce qui était occupé à s’apprendre. D’une part, le caractère de service public de l’école et l’origine de l’argent pour la financer (« si les impôts de nos parents sont dedans pourquoi on ne peut pas prendre ce qu’il nous faut ! ») D’autre part, les acteurs invisibles en direct à l’école comme le PO, la ministre, les politiques.
Et en faisant l’organigramme, nous avons observé les classes institutionnelles et leurs caractéristiques. Les élèves étaient fières d’apprendre des mots de sociologues comme je le leur ai dit (que moi aussi j’avais appris en travaillant). Capital culturel et capital économique sont venus aussi, à propos de ceux qui avaient fait des études, ceux qui avaient plus de sous. Se clarifiait également le fait que l’école n’était pas, comme on le dit parfois une grande famille. A été particulièrement chaud lors des discussions autour de cet organigramme, le débat autour de la place de la femme de ménage : au-dessus ou en dessous des élèves dans ce qui était devenu pyramide.
« Au-dessus de nous parce qu’elle est parent… Oui mais elle n’a rien à dire à l’école. En dessous de nous parce qu’elle n’a pas de capital culturel. Nous on va à l’école. Au-dessus parce qu’elle est payée et nous pas… Mais ma mère elle est femme de ménage et elle a été un peu à l’école alors ? Et pourquoi elle n’a rien à dire à l’école ? Parfois elle connait plus sur les élèves que des profs. »
Bref, se dessinait une possibilité de prise de conscience quant aux classes sociales, institutionnelles, aux rapports entre elles. Et les élèves ont bien vu qui avait quelque chose à dire sur l’usage de l’argent et qui n’avait rien à dire. Étrangement les vols se sont arrêtés. Une boite de matériel a été constituée pour dépanner celles qui avaient perdu le leur, sous la vigilance d’une responsable.
Ces apprentissages à partir de l’action valent ce qu’ils valent, mais pour moi ils sont un début d’emprise sur sa vie et sur le fonctionnement de collectivités, de société.
Certains m’ont reproché de faire de la politique… Je pense que je faisais du politique, soit le fait de voir ce qu’il en est de la vie dans la cité et de l’organisation du pouvoir, via un peu de sciences sociales qui n’étaient donc pas ma discipline, mais mon éducation populaire !
Dans telle autre classe, râlant ferme sur l’impossible usage du robinet, surtout convoité pour pouvoir boire, les propos tenus au Conseil ont conduit vers la question : comment obtenir un changement ?
L’une des idées avancées fut quasi ovationnée : « Vous allez vous, Madame, demander au directeur qu’il nous donne la clé pour ouvrir ce robinet. Il vous la donnera puisque vous êtes la titulaire. »
En des temps antérieurs, j’aurais accepté, comme mère sauveuse ou amatrice de solutions rapides.
Mais là, par mes propres expériences de luttes pour des changements, j’avais moi-même changé ! J’ai dit aux élèves de ne pas me faire directement confiance parce que je n’étais pas de la même classe institutionnelle qu’elles (piquant leur curiosité au sujet de ces mots) et que je pourrais très bien manœuvrer en fonction de ce qui m’arrange, moi, en le sachant ou sans le savoir. « Mais vous êtes gentille… Vous ferez bien ça pour nous. »
Et de voir avec elles ce qui pourrait arriver s’il s’agissait simplement d’un entretien entre le directeur et moi.
Et de distinguer les relations interpersonnelles et les rapports sociaux. Elles mélangeaient les deux. Pas étonnant, nous enseignants le faisons aussi. Quand on soulève les fonctionnements de domination, de position haute et basse, il y a toujours quelqu’un pour dire « Mais non, je ne les domine pas, c’est elles qui me dominent quand elles perturbent mon cours. » Pourtant, l’organisation de la société, de l’école, du travail est ainsi faite, dans des rapports dominants/dominés.
Alors comment fait-on, en tant que dominés pour être entendus quand même.
Les élèves ne croyaient pas au fait que le directeur les écouterait. Certaines disaient que si, si on est polies. D’autres que non, même si polies… « C’est comme gentille ! Il n’est pas de la même classe institutionnelle que nous. »
Je me suis souvenue d’un moment de lutte syndicale où il s’agissait d’aller rencontrer des supérieurs. Pour nous y préparer, pour nous consolider, nous jouions la scène avant l’entretien, de diverses façons possibles selon les diverses façons d’être reçus et les arguments avancés par l’autorité. J’ai proposé aux élèves que nous fassions de même.
Des timides qui se sont mises à parler et à défendre vivement leur cause : il y aurait des responsables, des heures d’usage du robinet, une gardienne de la clé pour l’ouvrir, etc. Cette façon de faire me venait aussi du théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal[3] Dramaturge concevant l’activité théâtrale comme un outil efficace pour favoriser la compréhension de problèmes sociaux ou personnels et y chercher des solutions. Il fait référence à la … Continue reading.
D’autres élèves, dans des circonstances semblables pour obtenir d’autres choses avaient si bien compris les postures et positions que lorsque le directeur avait voulu les recevoir avec une boisson, pour être accueillant (mais dit à moi en coulisse « tu verras comme moi je me les mets dans ma poche »), avaient refusé en disant : « Non, nous on vient d’abord pour parler et on boira après. »
Notes de bas de page
↑1 | Revue N’Autre école, n° 12, printemps 2006. |
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↑2 | Jacques Cornet, « Pédagogie institutionnelle et exigence éthique : au nom de quelles valeurs », dans Désirs à prendre, Récits de Pédagogie institutionnelle, Couleurs Livres, 2010. |
↑3 | Dramaturge concevant l’activité théâtrale comme un outil efficace pour favoriser la compréhension de problèmes sociaux ou personnels et y chercher des solutions. Il fait référence à la Pédagogie des opprimés de Paolo Freire. |