Prendre comme référence les enfants et jeunes de milieux populaires
L’Ecole va mal pour tout le monde, même pour ceux qui réussissent. Ces derniers disent s’être souvent bien longtemps ennuyés pendant une grande partie de leur scolarité. On a tenté, et on tente encore – le Pacte est un essai supplémentaire (voir Axe 1 : …favoriser le plaisir d’apprendre …) – d’innover et de moderniser le système scolaire. Et tant mieux !
Mais on l’a toujours fait en prenant comme modèle, l’enfant des classes moyennes. C’est cet élève qui est la norme. C’est l’enfant, qui avant même d’entrer à l’école, possède déjà certains codes et certains savoirs, savoir-faire et compétences, bien utiles pour apprendre à l’école. Dans l’éducation familiale, dès la petite enfance, ces codes, ces savoirs, ces savoir-faire et ces compétences ont fait l’objet d’apprentissages « naturels » au travers des interactions internes à la famille. Il s’agit, par exemple, de connaissances géographiques, de repères historiques, du jeu avec les mots, du classement des savoirs en catégories, de l’identification de ce qui est appris lors de l’exécution d’une tâche, etc. La famille de classe moyenne a construit, construit et continuera à construire, et surtout à expliciter, ces codes, savoirs, savoir-faire et compétences, tout au long de la scolarité de leur enfant.
Ces familles sont aptes à construire leur enfant comme élève.
En voici deux exemples :
• L’enfant, qui, depuis l’âge de 3 ans, joue avec des Duplos puis des Légos, regarde les plans de construction, et, aidé par sa famille, tente, par essais et erreurs, de construire une navette spatiale, aura acquis, bien avant d’entrer en première année primaire, de solides compétences qui lui seront bien utiles en géométrie, par exemple.
• L’enfant, à qui on lit, depuis sa plus petite enfance, une histoire chaque jour, avec qui l’adulte interagit pour lui donner envie de connaître la suite, de se mettre à la place du héros, aura acquis, bien avant d’entrer en première maternelle, de solides compétences qui lui seront bien utiles, en lecture, par exemple.
Ce n’est pas le cas dans beaucoup de familles de milieux populaires. Beaucoup de leurs enfants entrent à l’école sans avoir les ressources et les dispositions qui leur permettent d’être des élèves actifs, autonomes, aptes à décrypter les enjeux des tâches. Les situations mises en place par les enseignants présupposent des élèves qu’ils puissent tous effectuer un certain nombre d’activités, sans que celles-ci leur aient été enseignées, sans que soit attirée explicitement leur attention sur la nécessité de les mettre en œuvre.
On se retrouve alors dans les classes avec, d’un côté des élèves dont on attend des choses qui ne leur sont pas enseignées, et, de l’autre, des enseignants, qui ne sont pas forcément conscients qu’il est nécessaire de le faire.
Il faut donc que l’Ecole et ses professionnels travaillent à débusquer le caractère socialement opaque ou implicite de son fonctionnement et de ses exigences.
Le Pacte d’excellence, dans son ensemble, et la définition de référentiels, en particulier, peuvent et doivent modifier ce constat. Si certaines dispositions semblent bien aller dans ce sens, l’essentiel nous semble absent.
Il s’agit d’identifier une série d’apprentissages, tant en termes de savoirs qu’en termes de compétences, qui permettront à ces enfants, issus des milieux défavorisés, d’acquérir ces savoirs et compétences sur lesquels l’Ecole compte sans le dire et qui forgent peu à peu la distance entre eux et l’Ecole.
Proposer aux enfants de milieux défavorisés des heures de remédiation (parce que, si on n’y change rien, ce seront ces enfants qui seront majoritairement concernés par cette disposition du Pacte) ne débouchera pas sur une réelle démocratisation du système scolaire, permettant, non plus seulement l’accès à l’Ecole pour tous, mais bien aussi, l’accès aux savoirs pour tous, et notamment aux plus démunis.
Certains diront qu’il s’agit essentiellement de changer la manière d’enseigner et que cet aspect ne doit pas figurer dans les référentiels. Si ce qui se passe dans la classe doit être finement analysé pour ne pas y transformer les inégalités sociales en inégalités scolaires, il est aussi nécessaire et urgent que les référentiels se centrent sur l’essentiel, c.à.d. l’essentiel pour ces élèves issus des milieux défavorisés, explicitent ces savoirs et compétences implicites sur lesquels l’Ecole compte sans les enseigner et en organisent la progression tout au long du tronc commun.
Ne pas se limiter à que ce que les enseignants savent déjà
Les référentiels doivent être d’emblée ambitieux et non pas être écrits en fonction de ce que les enseignants savent faire aujourd’hui.
Dans les réformes passées, depuis les années 1990 au moins, le Pouvoir régulateur agissait en resserrant les injonctions, les contraintes et les contrôles autour des enseignants. Il prescrivait ce qu’il y avait lieu de faire, vérifiait que les prescrits étaient bien respectés et contrôlait les résultats obtenus. Après chaque réforme, il fallait bien constater que les résultats n’étaient pas là. Et le Pouvoir régulateur se mettait à la recherche d’une nouvelle prescription à imposer. Dans ce processus, les enseignants ont peu à peu été réduits à l’impuissance, contraints d’adopter une posture d’exécutant. La seule question pertinente pour beaucoup, en dehors de leur classe, est devenue : est-ce que j’ai bien fait ce qu’on m’a dit de faire ?
Ce type de politique a conduit à deux grandes évolutions : d’une part le métier d’enseignant s’est dé-professionnalisé et d’autre part les contenus des apprentissages se sont appauvris.
Le métier s’est dé-professionnalisé parce que la posture d’exécutant disqualifie peu à peu les compétences professionnelles des enseignants. Quel sens cela aurait-il de penser sa pratique quand on a de moins en moins de marge de manœuvre ? Quel sens cela aurait-il de concevoir et mettre en œuvre des dispositifs pédagogiques innovants quand seule l’adéquation aux prescrits est valorisée ? Et comme ces prescrits ne donnaient pas les résultats attendus pourtant certifiés par des références scientifiques, on ne pouvait conclure qu’à l’incompétence des enseignants à les mettre en œuvre. C’est peu à peu devenu une évidence, pour tout le monde, y compris pour certains enseignants eux même. Et ce constat ne pouvait que renforcer l’idée que ce n’était qu’en augmentant encore les prescrits et les contrôles, qu’on pouvait espérer obtenir de meilleurs résultats. En pariant sur l’incompétence des enseignants, on les a rendus peu à peu incompétents.
Les contenus des apprentissages se sont appauvris dans le même temps parce que sur ce front là aussi, les prescrits se sont resserrés et qu’un enseignant qui enseigne, non seulement ce qu’il doit enseigner, mais aussi comme on lui a dit de le faire et plus encore en tenant compte de tout ce qu’on lui a dit qu’il ne pouvait plus faire, ne peut s’en tirer qu’en faisant confiance au prescripteur, en agissant sans penser le sens des apprentissages, puisque tout dans son expérience le pousserait au contraire à modifier les prescrits et faire ce qu’on lui a dit de ne surtout pas faire. Les transgressions, nombreuses au début, ont été qualifiées de résistance au changement ou considérées comme des preuves d’incompétence.
C’est de cette logique infernale qu’il s’agit de sortir avec le Pacte, et cela ne pourra se faire que si de manière radicale, le Pouvoir Régulateur lui-même change de posture. Et cela n’est pas simple. A tout moment, l’incompétence des enseignants lui revient comme une évidence. Et pourtant, le Pacte parie sur le travail collaboratif des enseignants pour améliorer les pratiques, parie sur la mobilisation des équipes pédagogiques dans chaque établissement et parie sur l’innovation pédagogique issue de la réflexion collective de ces équipes.
Cela donne le vertige à toute la chaine hiérarchique, du Pouvoir Régulateur aux chefs d’établissement, qui se met à regretter les bonnes vieilles pratiques, et la tentation est grande de prescrire encore et de contrôler encore plus : des procédures à suivre, des dossiers à compléter, des formations prescrites obligatoires, des accompagnateurs pédagogiques en masse, des moyens de pression statutaires… et des référentiels pauvres, pas trop impliquants pour les enseignants.
C’est évidemment tout le contraire qu’il faut faire. C’est en faisant confiance qu’on donne confiance, c’est en considérant les gens intelligents qu’ils le deviennent. Parier sur leur incompétence, c’est les rendre incompétents (effet pygmalion).
Qu’est-ce que cela implique si on prend l’exemple des référentiels ? Plutôt que de simplifier, il faut complexifier. Plutôt que de lister pour être sûr qu’ils penseront à tout, il faut donner du sens. Et plutôt que de craindre de s’adapter par anticipation, il faut faire confiance, soutenir et accompagner.
Concrètement, cela revient à mettre fin à cette manie de découper les savoirs et compétences en items de plus en plus simplifiés pour renouer avec la complexité. Des référentiels intéressants devraient renouer avec ce qui fait lien dans les apprentissages en les reliant avec des concepts et des questions fondamentales, disciplinaires ou interdisciplinaires, qui permettent de mettre en œuvre des situations d’apprentissage qui travaillent à la fois des fondements disciplinaires et du sens. Et s’il faut penser des découpages dans les référentiels, qu’ils soient plus pensés en termes de progression didactique que pour mettre les apprentissages à portée de ce qu’on suppose que les enseignants savent faire. C’est en cela que les référentiels doivent être exigeants. C’est aussi comme cela qu’on se centrera sur les essentiels. Parce que si l’on prend le temps de la complexité, on pourra/devra faire l’économie des savoirs et compétences qui, pour donner l’illusion de l’exigence, ne sont hors de portée de tous que parce qu’ils arrivent trop tôt ou hors de leurs prérequis didactiques.
Contextualiser les apprentissages dans les défis d’aujourd’hui
A nouveau, comme par le passé, avec la volonté, légitime, de recentrer tous les établissements sur les mêmes exigences, les référentiels prévoient des attendus disciplinaires précis par année, objectivables, aisément évaluables, alors qu’on sait bien que l’essentiel du savoir et des compétences est invisible pour les évaluateurs. Ces attendus ont finalement plus pour fonction de contrôler négativement ce qui se fait ou non, avec tous les risques de bachotage systématique, plutôt que d’orienter positivement les activités d’apprentissages.
Avec des enseignants déprofessionnalisés par 25 ans d’injonctions paradoxales, le risque est grand que les pratiques scolaires se restreignent à l’enseignement formel de ces attendus avec un manque important d’intégration verticale (la progression des apprentissages) et d’intégration horizontale (les liens avec les autres apprentissages de même niveau) et sans lien avec les (més)usages sociaux de ces savoirs et compétences. Les recherches ont bien montré l’importance du sens des apprentissages pour leur appropriation durable. Des référentiels centrés sur des attendus précis poussent à faire l’économie de la contextualisation de ces apprentissages afin de leur donner sens.
Il est donc fondamental d’accompagner systématiquement ces attendus en invitant les enseignants à les insérer dans des activités qui leur donnent sens, à les contextualiser dans leurs usages sociaux de référence et en relation chaque fois que c’est possible avec les grands défis d’aujourd’hui : un développement vraiment durable, le renouvellement de la démocratie, les relations intercommunautaires et la maîtrise de l’information.
Cela suppose de faire des liens entre les disciplines, de mener des projets qui intègrent des apprentissages disciplinaires divers, d’encourager les enseignants à oser l’incertitude et le plaisir de la recherche, à sortir des attendus pour mieux y revenir en leur donnant plus de sens. Cela suppose de restaurer la confiance et de viser la re-professionnalisation des enseignants.